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Polanyi et Perroux : le socialisme démocratique en question.

Sylvie Constantinou

Chapitres

Les sociétés contemporaines sont marquées par deux phénomènes catastrophiques, le capitalisme libéral et le totalitarisme, phénomènes qui rejettent au rang d’idéaux utopiques deux autres projets politiques et économiques eux aussi propres à l’époque moderne, la démocratie et le socialisme. Les années d’entre deux guerres furent peut-être le moment où ces quatre alternatives sont le plus ouvertement entrées en concurrence. Deux économistes, Karl Polanyi et François Perroux, témoins directs de ces évènements et tous deux attentifs aux moyens d’éviter que le capitalisme libéral et le totalitarisme ne l’emportent, se sont intéressés, parallèlement, et probablement sans le savoir, à un système économique, le corporatisme, qui connaissait durant cette période un regain notable d’intérêt dans de nombreux pays européens, en tant qu’alternative au capitalisme. Dans certains pays, en Allemagne, en Italie et en Autriche, ces tentatives à la fois politiques et économiques, se sont terminées par des régimes autoritaires. Une certaine forme de corporatisme apparaissait pourtant initialement, et en particulier aux yeux de nos deux auteurs, comme un moyen d’instituer une véritable démocratie fondée sur une organisation fonctionnelle de la société. Perroux a formulé en 1938 une théorie de l’économie corporative sous le nom de Communauté de Travail, expression qui visait à la différencier du corporatisme fasciste. Les néo-socialistes anglais avaient, de leur côté, développé depuis les années 1920 une théorie politique corporatiste sous le nom de socialisme fonctionnel. Polanyi avait formulé à la suite, en 1922, les fondements institutionnels de l’économie socialiste démocratique. Toutes ces tentatives se sont perdues dans les décombres du totalitarisme et de la 2nde guerre mondiale.
Or l’actualité n’est pas sans redonner un intérêt au retour à cette thématique oubliée du corporatisme en tant qu’alternative au capitalisme libéral et au socialisme. En effet la recherche d’une alternative semble à nouveau dans l’impasse et donne lieu à un phénomène d’opinion étonnant. Le développement de la contestation du capitalisme en de nombreux pays ne semble pas se traduire par le renforcement de ce qui devrait apparaître comme son alternative politique et économique, le socialisme. A sa place, des dérives autoritaires semblent menacer de nombreux régimes démocratiques, en particulier en Europe. En cela notre époque rappelle les années 1930, années d’une crise économique sans précédent qui a déclenché un mouvement anticapitaliste et antilibéral dont les effets politiques et institutionnels hésitèrent entre socialisme et fascisme. Le parallèle est significatif avec notre actualité. Les démocraties se sont montrées impuissantes à se défendre contre des formes autoritaires de gouvernement. Alors qu’il semblait dans les années 1920, que les peuples allaient s’engager résolument vers la voie nouvelle du socialisme, c’est le fascisme qui a peu à peu gagné tous les pays européens durant les décennies suivantes. Il semble donc opportun de reprendre ces textes oubliés et la trace qu’y a laissé le processus d’évolution vers le socialisme au point où il s’est arrêté et a dû laisser place au totalitarisme. Nous nous appuierons sur les monographies réalisées par Perroux sur les corporatismes réalisés, pour valider les intuitions audacieuses de Polanyi, tandis que celles-ci nous permettront de dissiper les ambiguïtés des recherches d’une troisième voie chez Perroux.

1. Sur l’obsolescence de l’alternative entre capitalisme et socialisme.

Polanyi et Perroux ont eu en commun le souci de rechercher les conditions d’une coexistence entre les « deux Nations »[1], ou encore entre les intérêts du capital et ceux du travail. Au début des années 1960, Polanyi avait le projet d’une revue au titre symbolique, Coexistence ; Perroux est de son côté l’auteur d’une somme en 3 volumes, intitulée La coexistence pacifique [Perroux, F.(1958)]. Cette recherche les a conduit à critiquer la pertinence de la notion de lutte des classes et de l’opposition entre travail et capital pour rendre compte de la crise économique et sociale du capitalisme [Perroux, F. (1938), p.16]. Polanyi a ironisé sur les limites de la problématique marxiste / anti-marxiste : « Une seule des deux solutions suivantes est possible : soit la classe ouvrière dirige, soit la classe des capitalistes. La première est synonyme de socialisme, la seconde de capitalisme. C’est une question de pouvoir. D’où le peu d’intérêt de toutes ces discussions sur la perversion des fonctions politique et économique, ainsi que sur la mise en place d’une démocratie fonctionnelle fondée sur une économie socialiste… » [Polanyi, K. (2008), p.432]. Ce manque d’intérêt s’observe encore de nos jours. Ni Polanyi, ni Perroux n’ont jugé possible de re publier leurs travaux relatifs à la démocratie fonctionnelle. La non-publication des manuscrits, intitulés dans l’édition des Essais de K. Polanyi « Marx et le corporatisme », renvoie aux difficultés similaires rencontrées par Polanyi pour maintenir la question de l’économie socialiste fonctionnelle au centre du débat politique.
Perroux ne se satisfait pas non plus de l’explication marxiste. Les transformations de l’économie et de la politique ont en effet, selon lui, rendu secondaire le rôle de la propriété privée dans la crise économique et sociale. Nous discuterons cette prise de position à la lumière des réflexions de Polanyi sur la montée du fascisme dans les années d’entre deux guerres. Dans quelle mesure l’opposition capitalisme contre socialisme est-elle décidément obsolète ? Peut-on soutenir qu’elle contribue à obscurcir et même à pervertir le débat politique ? Quel rôle la lutte des classes entre propriétaires et non-propriétaires d’actifs a-t-elle encore dans la crise actuelle ?

1.1 L’impasse fonctionnelle de la politique dans un monde industriel.

D’un point de vue fonctionnel, le développement du capitalisme libéral est allé de pair avec l’industrialisation de l’économie grâce à la libération des marchés et à la libre concurrence entre les initiatives de libres entrepreneurs. La modernisation industrielle s’est traduite par un double phénomène sociologique, la subordination de la majorité de la population dans de grandes entreprises (à l’échelle du monde parce que l’industrie a besoin d’élargir ses marchés pour s’assurer de la rémunération des capitaux investis) et la libération politique et sociale des individus.

1.1.1   Les transformations de l’économie.

Les réflexions de Perroux l’ont conduit en 1958 à s’interroger sur l’évolution de l’économie mondiale, et à considérer le problème de l’industrialisation, de « l’Ere de la Machine » [Polanyi, K. (2008), p.505] comme le cœur de la crise subie par le capitalisme des pays occidentaux et le socialisme soviétique. Le monde de la production est marqué par une profonde division du travail et un besoin de coordination par des pouvoirs qui se renforcent naturellement dans cette tâche. Ce point de départ sociologique est commun à Polanyi [notamment (2008), p.426] et à Perroux [notamment (1958), tome I]. La complexité des sociétés industrielles se manifeste notamment par un mode de production en filières dépendantes les unes des autres. Les risques d’échec économique (avec leurs hécatombes de chômage ou de déplacements de population) s’accroissent avec le poids de la commercialisation des produits dans l’économie, lorsque les consommateurs ne confirment pas les choix effectués en amont par les « investisseurs ». Le fonctionnement solidaire des parties du système de production, neutralise les oppositions de classe, qu’elles s’analysent comme des oppositions entre les intérêts du capital et du travail, ou comme des oppositions entre les motivations économiques (efficacité, productivité technique, croissance) et les motivations politiques (liberté, justice sociale, équilibre écologique), selon la polarité utilisée dans la Comptabilité Socialiste [Polanyi, K. (2008), p.]. Le fait que les dimensions de cette interdépendance se soient étendues au monde entier a accru la rigidité d’ensemble du système. Les enjeux politiques et sociaux passent au second plan par rapport aux contraintes imposées par la machine économique. Les individus sont conduit à alimenter cette machine de toutes leurs forces vitales et en impliquant toutes les dimensions de leur personnalité [Coutrot, T. (2005)]. La servitude volontaire a remplacé la lutte des classes [2]. Selon Perroux, l’industrialisation de l’économie a socialisé de facto ses modalités de fonctionnement, rendant obsolète l’opposition idéologique entre capitalisme et socialisme. Polanyi a de son côté tiré d’autres implications de ces transformations sociologiques de l’économie et de leurs rapports avec les transformations politiques.

1.1.2   Les transformations de la politique.

Parallèlement aux transformations de l’économie, le pouvoir politique a lui-même connu de profondes transformations. Les progrès de la démocratie et du socialisme, qui sont passés du stade de l’idéal révolutionnaire à celui d’institution, ont fait perdre aux classes possédantes leur suprématie politique. Les élections accroissent, automatiquement, plus ou moins selon leur degré démocratique, l’influence de la classe ouvrière et plus largement des salariés sur les orientations politiques prises par les gouvernements. Perroux dans le 1er tome de « La coexistence pacifique » juge ainsi que la crise de la fin des années 1950 procède d’une évolution structurelle de la société capitaliste « accélérée et dramatisée par les deux guerres mondiales ». Avant 1880, les classes détenant le pouvoir économique étaient les mêmes qui détenaient le pouvoir politique au travers d’une « alliance entre la haute bourgeoisie, les aristocraties converties à l’ordre nouveau [les débuts de l’industrialisation] et les anciennes classes moyennes des propriétaires et producteurs indépendants », tableau valable jusqu’à M. Thiers. « Ce tableau paraît définitivement périmé… Dans ce capitalisme, la rencontre de la technique moderne et de la course au profit maximum a étendu la dimension des groupes sociaux appliqués à la production et accru la diversification des tâches et des fonctions. » [Perroux F. (1958), p.93]. Au 20ème siècle, « les classes possédantes n’apparaissent plus nécessairement comme les classes politiquement dirigeantes. ». Les révolutions démocratiques puis socialistes ont montré que les classes populaires étaient elles aussi capables de gouverner et en avaient en tout état de cause la légitimité.
Ainsi, si l’on résume l’ensemble de la situation économique et politique, les salariés ont conservé, dans leur ensemble, une position subordonnée dans l’entreprise, les dirigeants industriels ont perdu la leur dans le domaine politique où leur influence « naturelle », du fait de leur poids économique, se voit contrebalancée par l’influence des salariés sur leurs représentants politiques. Il en résulte un conflit de pouvoir, un problème fonctionnel dit Polanyi, qui engendre une double crise. D’un côté, les interventions politiques dans l’économie, sous la pression de la classe des employés qui tentent de « se défendre contre les effets fatals des vicissitudes industrielles sur leur vie personnelle », désorganisent les mécanismes autorégulateurs de l’économie de marché et engendrent inflation et chômage de masse. De leur côté, « les propriétaires s’efforcent par tous les moyens dont ils disposent, d’affaiblir, de discréditer et de désorganiser l’appareil politique de la démocratie » [Polanyi, K. (2008), p.427] pour empêcher les dysfonctionnements de l’économie résultant de « l’interventionnisme ». Et les uns et les autres y parviennent, donnant aux démocraties cette allure ingouvernable, qui leur est encore de nos jours reprochée [Rancière, J. (2005)].

1.2 Capitalisme et démocratie.

Cette évolution sociologique explique pourquoi la classe ouvrière ne pouvait plus se contenter de la position subordonnée qui lui était impartie dans l’économie et a soutenu les politiques favorables à l’institution du socialisme. Le problème de l’économie politique à ce stade est de savoir comment interpréter cette exigence de la classe ouvrière. Car l’indéniable manifestation de la lutte des classes pour la prise du pouvoir politique, et la compétition pour instaurer une forme de dictature soit du prolétariat soit du capital, s’accompagnait d’une exigence de démocratisation de l’économie. La notion de dictature du prolétariat apparaît, une fois le contexte sociologique rappelé, comme une manipulation subreptice qui aboutit à la consolidation de la séparation entre politique et économie au moment où la société réclame au contraire sa réunification et l’extension de la démocratie à l’économie. A la lumière des réflexions polanyiennes, on peut soutenir que la figure épique de la dictature du prolétariat a été retournée contre le prolétariat et ses velléités d’épanouissement individuel. La menace de dictature n’a-elle pas permis de justifier les sanglantes répressions des premières tentatives de socialisme démocratique en France ? L’histoire de la Commune de Paris, telle qu’elle filtre au travers du « compte-rendu » qu’en ont fait Marx et Engels, montre que la dictature du prolétariat, appliquée aux évènements de la Commune, était utilisée avec une certaine ironie par les deux fondateurs de la révolution socialiste [Marx, K. et Engels, F. (2008), p.207].
« Presque tous les observateurs voient dans l’incompatibilité entre démocratie et capitalisme la toile de fond de la crise sociale qui sévit à l’heure actuelle. » [Polanyi, K. (2009), p.393]. Au milieu des années 1930, à un moment où la catastrophe totalitaire ne s’est pas encore confirmée, ce constat est un leitmotiv polanyien. L’économiste d’origine hongroise, s’exprimant à Londres où il avait fui l’Autriche de Dollfuss, prétend synthétiser par cette formule les termes de l’alternative qui se présentait à l’opinion publique : soutenir l’économie capitaliste et renoncer à faire progresser l’idéal démocratique, ou bien approfondir cet idéal et se retrouver sur les chemins du socialisme. En fait si l’opinion dominante avait pu formuler aussi nettement qu’elle se trouvait devant l’alternative du capitalisme autoritaire ou de la démocratie socialiste, l’histoire aurait pris un tour bien différent. L’idée de socialisme démocratique était déjà incongrue, bien avant l’avènement des totalitarismes contemporains. L’opinion publique, populaire et savante, est plutôt dominée par le point de vue des libéraux et des marxistes qui jugent les uns et les autres, à l’opposé de la thèse polanyienne, que le capitalisme et la démocratie ont partie liée. Le nœud de la crise ne se trouve pas dans leurs rapports. Les premiers s’appuient sur les origines du capitalisme pour soutenir que le capitalisme a favorisé le développement de la démocratie et ne peut continuer à se développer si la liberté des individus n’est pas assurée. Pour leurs adversaires marxistes, la démocratie est profondément compromise avec le capitalisme, dont elle n’est que l’instrument de domination. Ces points de vue ont pour conséquence un aveuglement par rapport à la montée du totalitarisme, le capitalisme étant considéré comme une sorte de garantie contre les dérives autoritaires.
Apercevoir l’incompatibilité entre capitalisme et démocratie ne va toujours pas de soi aujourd’hui. Certes les économistes qui souhaitent de nos jours se démarquer du capitalisme libéral et du socialisme marxiste explicitent parfaitement en quoi les relations entre capitalisme et démocratie ne vont décidément plus de soi[3]. Mais ils restent muets sur les implications à tirer de ces prémisses, quand ils ne finissent pas par considérer le capitalisme comme l’horizon indépassable de notre époque démocratique. Les conclusions politiques des critiques de « l’horreur économique » tournent autour de différentes formes de capitalisme régulé, que Polanyi avait dès les années 1930 stigmatisées. Un capitalisme « réformé », pourrait « s’accorder avec une dose de planification dans le processus de production et une certaine sécurité de l’emploi pour ceux qui sont engagés dans ce processus. ». « La planification et la sécurité de l’emploi pourraient, en principe, être introduites dans un régime fasciste par les propriétaires dans leur ensemble, lesquels se partageraient les risques. Dans cette hypothèse, le même groupe de personnes possède les usines, planifie la production et partage au niveau collectif les coûts de la péréquation de l’emploi. Le fascisme n’est donc pas, par nature, incompatible avec quelque fausse réforme du capitalisme, et c’est peut-être cela qui le rend le plus dangereux. » [Polanyi, K. (2008), p.428]. Polanyi renouvellera cette critique en 1947 en rejetant le caractère inévitable du « managérialisme » annoncé par J. Burnham [Polanyi, K. (2008), p.517]. De nos jours, les groupements d’employeurs et, avec plus de succès, les holdings coopératifs [Côté, D. (2001)], sont les héritiers de ces tentatives d’apprivoiser la violence sociale inhérente au capitalisme. Une telle méprise facilite une opposition factice, ouvrant la voie à la « dangereuse erreur scolastique » des néo-libéraux [Polanyi, K. (2008), p.428]. Alors que ces derniers sont tout à fait capables de s’imposer quelques contraintes « socialistes » pour sauvegarder la domination du point du vue capitaliste sur le devenir de l’économie.
L’idée d’un lien consubstantiel entre capitalisme et démocratie a en outre produit l’étrange retournement d’une opinion majoritairement hostile au capitalisme en haine de la démocratie considérée comme l’origine du capitalisme c’est à dire d’une économie au service des seuls intérêts des classes possédantes. J. Rancière a fait un relevé précis des signes de cette « haine de la démocratie » [Rancière J. (2005)] et a montré comment l’homme démocratique assimilé à l’individu consommateur a, dans les discours anti-démocratiques actuels, pris la place que le Manifeste Communiste attribuait à la bourgeoisie [2005, p.25]. Pour Dominique Bourg, autre exemple, il faut refonder notre démocratie, incapable d’affronter les périls écologiques parce qu’elle est sous la dépendance des désirs illimités des individus [Bourg, D. (2009)]. C’est par le biais d’un déplacement analogue que les années 1930 ont vu ce sortilège étonnant de l’anticapitalisme des masses déboucher, non sur l’abolition du capitalisme, mais sur l’abolition de la démocratie. « L’hostilité du peuple envers le capitalisme libéral est retournée avec grand succès contre le socialisme, sans la moindre réflexion sur les formes non libérales, c’est à dire corporatives, du capitalisme. » [Polanyi K. (2008), p.375].

2 En quoi consiste le socialisme ?

Le capitalisme autoritaire, gouverné par les féodalités industrielles d’hier et d’aujourd’hui, a fait apparaître, en se développant, son incompatibilité avec la démocratie [Polanyi, K. (2008), « Marx et le corporatisme », p.438, puis plus amplement dans la Grande Transformation]. Le capitalisme est contraint par ses propres présupposés, à évoluer vers le socialisme, ou à connaître des dérives autoritaires. L’histoire contemporaine a largement confirmé cette intuition de Polanyi. En effet la démocratie, qui est le régime politique qui accorde aux individus et non plus aux ordres ou aux classes sociales le droit de participer à la vie collective, a été indispensable à l’émergence du capitalisme libéral et à l’industrialisation de l’économie. Le capitalisme a ainsi élevé en son sein des exigences démocratiques, auxquelles il doit faire droit pour continuer à persévérer dans son être, et fonder l’économie sur l’initiative et la liberté individuelles. Or accorder à tous les membres de la société le droit à l’initiative économique et au contrôle des orientations de la production et de la répartition des revenus, c’est instituer le socialisme.

2.1 De la possibilité d’un socialisme démocratique.

Aller plus loin que la régulation du capitalisme supposerait que l’opinion soit en mesure de surmonter un préjugé ordinaire sur le socialisme, selon lequel celui-ci serait l’ennemi de la démocratie, de l’épanouissement individuel et de la diversité sociale. « L’idée selon laquelle le bolchevisme scelle la fin de la personnalité est presque un cliché de la littérature bourgeoise. » [Polanyi, K. (2008), p.373]. F. Perroux n’y échappe pas [Perroux, F. (1938), p.248]. Polanyi relève au contraire une « unanimité… impressionnante » parmi tous les courants du fascisme mais aussi des courants libéraux réactionnaires [Polanyi, K. (2008), p.373] pour soutenir que « la démocratie mène au socialisme », évidence pour les peuples durant la période d’entre deux guerres, mais aussi « conviction commune des fascistes « interventionnistes » et des fascistes « libéraux » » [Polanyi, K.(2008), p.393] - Polanyi cite parmi les premiers Mussolini et Hitler, parmi les seconds Mises. Polanyi emprunte, non sans malice, la voix d’Otto Spann, « prophète de la contre-révolution » fasciste, pour montrer que « Le socialisme révolutionnaire n’est qu’une formulation et une interprétation alternatives plus strictes des vérités généralement acceptées en Europe occidentale depuis près de deux mille ans », à savoir que « Le socialisme estl’héritier de l’individualisme » et de la démocratie [Polanyi, K.(2008), p.373]. L’effet déconcertant produit par ces formules montre que l’idée de socialisme démocratique est toujours occultée par la vision, qui s’est substituée à elle, du capitalisme autoritaire. La supercherie n’est pas encore dissipée. Cette opération nécessite que l’on exhume une autre idée de l’individualisme que l’idée toute récente qui fonde la civilisation matérialiste prônée en tout premier lieu par le capitalisme.

2.2 Le socialisme fonctionnel.

C’est l’approche fonctionnelle qui a fourni à Polanyi les outils institutionnels d’un approfondissement de la démocratie libérale en le mettant sur la voie d’un modèle de socialisme fonctionnel, inspiré de G. D. H. Cole. Perroux ne cite cet auteur qu’en passant, en qualité de « néo-socialiste », au même titre que Marcel Déat en France et Lederer en Allemagne, qui prônent une forme de socialisme, sauvegardant les valeurs de la personne, à savoir « les vertus de l’initiative et de l’épargne privée… du marché et des prix », tout en étant très réservés sur la démocratie parlementaire [Perroux, F. (1938), p.297]. En effet tout en formulant une critique de l’économie de marché dans des termes qui font écho à la thèse polanyienne du marché autorégulateur, Perroux ne peut se résoudre à emprunter les chemins du socialisme, qu’il trouve par trop sclérosés. Il a développé sa propre conception du corporatisme consistant à remplacer l’entreprise, unité de base du système capitaliste, par une « communauté de travail », organisation qui devait annuler l’effet social disloquant de la lutte des classes (dont il ne s’agit aucunement pour l’auteur de nier l’existence). L’économie devrait rester, selon les vœux de Perroux, fondée sur la propriété privée, l’initiative individuelle et les prix. Cette ambiguïté politique reflète l’ambiguïté politique du temps, qui s’est communiquée au mouvement corporatiste. On y trouvera en effet un projet d’« édifice corporatif » [Polanyi, K. (2008), p.366 et Perroux, F. (1938), p.76] porté par Hitler et des projets de corporatisme démocratique portés par des humanistes singuliers comme R. Steiner, Perroux et Polanyi. Steiner inspirera au mouvement des rénovateurs anglais « New Britain » une ébauche de constitution à base d’organisation fonctionnelle, dont Polanyi publiera une analyse critique en 1934.
Le modèle fonctionnel de démocratie subordonne la totalité sociale, ses déterminations et ses contraintes, aux intentions et aux volontés des individus. Ce concept porte, selon les mots de Polanyi, la démocratie à son niveau le plus élevé. Parmi la multitude de critiques adressées à la démocratie représentative à cette époque, l’auteur du concept de socialisme fonctionnel, G. D. H. Cole, a plus particulièrement indiqué les limites de cette forme de démocratie adaptée aux grands Etats modernes. La démocratie représentative enlève aux citoyens toute responsabilité pratique de gouverner, cantonne la démocratie à la sphère « politique » et laisse les autres sphères dans la non-démocratie. Enfin les formes institutionnelles atteintes par la démocratie ont perdu de leur représentativité dans les sociétés complexes où le gouvernement politique prend en charge de nombreuses dimensions de la vie sociale. De ce fait, « the person elected for an indefinitely large number of disparate purposes ceases to have any real representative relation to those who elect him.”[Cole, G.D.H. (1980 1ère édition 1920), p.15].
De même Perroux juge sévèrement la fonction démocratique des partis traditionnels. « Les groupes concrets, stables et vivants, qui composent une société doivent, en tant que tels, avoir une représentation dans l’État et participer à la formation de la volonté étatique. » [Polanyi, K. (2008), p.268]. Une démocratie d’un niveau plus élevé devrait donc prendre en considération l’individu dans sa diversité sociale et personnelle. Il en résulterait une société hétérogène, multiple, vivante, mouvante, impossible par conséquent à réduire à la seule lutte des classes, en dépit de « l’obsession qu’est parvenu à créer le marxisme, et l’obscurité qu’il a répandue sur la nature des relations des hommes vivant en société par sa théorie de la lutte des classes » [Perroux F. (1938), p.209]. Les institutions de la démocratie fonctionnelle ou de la Communauté de travail restitueraient souplement la vie sociale [Polanyi, K. (2008) p.412] au lieu de contraindre l’être humain à respecter des principes de gouvernement posés comme des universaux intemporels, sans coordonnées géographiques, historiques et culturels particuliers, des principes définis en réalité exclusivement par les classes possédantes. « La Communauté de travail concrète, pratique, vivante… devrait naturellement tenir compte des conditions historiques du milieu dans lequel elle est appelée à se développer.» [Perroux, P. (1938), p.206].
La conception fonctionnelle de la démocratie ne néglige ni le rôle de l’Etat ni celui des représentants du peuple. Elle définit leur responsabilité par l’obligation de mettre en œuvre les moyens nécessaires à l’augmentation de la responsabilité des individus. Polanyi a précisé de façon synthétique en quoi consistait un programme socialiste « qui vise à faire de la société un moyen de plus en plus adaptable pour une relation consciente et immédiate entre les personnes. » [Polanyi, K.(2008), p.394]. L’autonomie responsable des individus est posée comme la priorité de l’Etat, qui doit consacrer des moyens à « l’incitation à l’initiative de tous les producteurs, la discussion des plans suivant toutes les perspectives possibles, une supervision globale du processus de l’industrie et du rôle qu’y jouent les individus, une représentation fonctionnelle et territoriale, une formation à l’autonomie politique et économique, une forme intensive de démocratie dans les petites structures ainsi que l’éducation à la direction » [Polanyi, K. (2008), ibidem]. Même si l’on tient compte de certaines réalisations de l’économie sociale et solidaire [Prades, J. (2006)], ou encore l’expérience canadienne des holdings coopératifs laitiers [Côté, D. (2001)], ce programme reste largement inachevé. Il diffère, dans ses objectifs, et par suite les moyens qu’il préconise, des actuelles problématiques d’incitation économique qui visent à orienter les usagers vers les comportements, jugés par les « experts », les plus adéquats pour l’avenir de la collectivité[4].
Car ce sont des modèles holistes, et non des projets démocratiques fondés sur la primauté du développement de l’individualité responsable, qui vont dominer peu à peu en Europe exigeant des individus « une inflexible discipline » [Perroux, F. (1938), p.292] pour s’adapter aux volontés de la totalité sociale, qu’il s’agisse de la volonté générale, de la justice sociale, du bien commun ou de la loi de l’offre et de la demande. Le libéralisme, le fascisme, le national-socialisme et le communisme bolchevique ont contribué à enterrer les tendances progressistes démocratiques qui se sont manifestées entre les deux guerres[5]. Les mouvements démocratiques ont été refoulés par une « supercherie » « inconsciente » [Polanyi, K. ]fondée sur l’identification de l’individualité sociale, avec l’individualisme propre aux institutions du capitalisme libéral, qui découle du rôle social, économique et politique que le capitalisme libéral fait jouer à la propriété privée. Loin d’être considérée comme une des propriétés de la vie humaine, comme certains philosophes du droit naturel l’avaient conceptualisée à partir du 17ème siècle, la propriété privée est venue remplacer les anciens critères de la hiérarchie sociale justifiant l’inégalité politique et économique entre les hommes. Dans les années de montée du national-socialisme, ce n’est pas « Le discours sur l’origine de l’inégalité » de J. J. Rousseau que cite Polanyi, mais un discours d’Hitler déclarant « que la cause principale de la crise actuelle est l’incompatibilité totale du principe d’égalité démocratique en politique et du principe de propriété privée des moyens de production dans la vie économique, car « la démocratie en politique et le communisme en économie sont fondés sur des principes analogues. » [Polanyi, K. (2008), p.393]. Cette formule montre que le problème fonctionnel de l’économie politique était devenu criant. Mais l’Allemagne hitlérienne n’a pu tenir sa promesse de satisfaire le désir de démocratie des masses et leur anticapitalisme en instaurant un « édifice corporatif », parce qu’elle a prétendu pouvoir édifier l’économie corporative en préservant les inégalités sociales et la mentalité de l’individualisme athée [Polanyi, K. (2008), p.375]. Or il est impossible « d’introduire tout type de fonctionnalisme dans une forme de société qui transforme les propriétaires en une classe de demi-dieux, au-dessus de leurs compatriotes. » [Polanyi, K. (2008), p.429]. De fait l’économie fonctionnelle, ou le corporatisme, s’est transformée en un régime supprimant la dimension politique, fusionnée avec la dimension économique de l’existence, un régime prenant prioritairement en considération politique les intérêts matériels, séparés de tous les autres intérêts des individus. C’est ce que réalise l’Etat corporatif. « Les êtres humains y sont considérés comme des producteurs et seulement des producteurs…L’organisation effective de la vie sociale repose sur un fondement professionnel. La représentation est accordée à la fonction économique : elle devient alors technique et impersonnelle. » [Polanyi, K. (2008), p.394]. L’actuel fonctionnement des pouvoirs publics européens est adéquat à cette vision « économiciste » [Polanyi, K. (2008), p.518] de la démocratie.

3 Le préjugé surmonté : le délicat mécanisme de la démocratie fonctionnelle.

L’organisation corporative, sous ses formes historiques, contribue à détruire les conditions de possibilité d’une individualité responsable, nécessaire au fonctionnement d’une économie socialiste organisée de manière fonctionnelle, selon le programme du socialisme polanyien résumé au-dessus. La séparation entre politique et économie ne passe pas seulement entre les classes sociales, mais dissocie la subjectivité des individus eux-mêmes, réduits à une fonction de consommateurs, à l’exclusion de leur fonction de producteurs, et inversement.
Pour surmonter l’aporie bourgeoise de l’individu en conflit avec la société, et le conflit entre intérêts économiques et intérêts politiques, Perroux a tenté de distinguer entre deux corporatismes, un corporatisme au sens large et un corporatisme au sens strict, ce dernier étant le seul régime fonctionnel qui soit réellement en mesure de surmonter le capitalisme. Parmi l’abondance d’observations recueillies par cet économiste, il en est une particulièrement significative de l’impasse de l’individualisme propriétaire, et qui permet en outre de tester la validité d’une problématique essentielle de la Comptabilité Socialiste [Polanyi, K. (2008), p.283]. En effet les trois conditions posées par Perroux pour qu’un modèle fonctionnel, en l’occurrence le corporatisme associatif suisse, représente effectivement une alternative au corporatisme étatique (qui réserve l’exercice conjoint des fonctions politiques et économiques à l’Etat), pourraient aussi bien s’appliquer au modèle fonctionnel polanyien. L’une de ces conditions est que les groupes économiques corporatifs, les représentants des différents secteurs d’activité, soient en mesure de calculer les coûts de production servant à déterminer les justes prix des biens et des services (y compris les salaires). De cette façon, les corporations remplieraient effectivement leur fonction de correction des désordres de l’économie capitaliste de marché, « en assurant à chaque catégorie de producteurs un gain convenable étant donné les conditions du milieu... Le problème c’est que la variabilité des coûts dans un milieu et à un moment donné atteint des proportions dont l’observation courante à elle seule ne révèle pas l’ampleur. Les recherches d’un institut allemand, … révèlent pour une même denrée des différences de coût variant entre 19 et 122 %. Une détermination du juste prix supposerait un contrôle scientifique des coûts à l’égard des exploitations moyennes, un contrôle scientifique des prestations qui assurerait qu’à une même indemnité correspond une prestation de la même qualité, un contrôle scientifique de la protection douanière qui n’en laisserait le bénéfice qu’aux industries nationales qui en ont véritablement besoin, enfin et surtout une mesure objective du revenu qui doit être attribué à chaque catégorie professionnelle et à chaque espèce de travailleurs : artisans, paysans, employés, travailleurs de direction. » [Perroux, F. (1938), p.158]. Perroux reviendra plus loin dans ce même ouvrage sur cette difficulté qu’aurait également rencontrée l’administration de l’Allemagne weimarienne. « Si les fonctionnaires chargés du contrôle pouvaient former un jugement qui eût vraiment une valeur objective, le mieux serait de les transformer immédiatement en entrepreneurs. » [Perroux, F. (1938), p.204].
A partir de l’exemple du calcul des coûts de production dans une société juste, Perroux soutient, comme Polanyi et Mises, qu’un bureau du Plan centralisé, même sous la forme d’un Etat démocratique comme celui de la Ve république, ne pourra jamais dégager une image de la réalité aussi précise que celle que pourraient fournir les intéressés eux-mêmes. Il faudrait que les fonctions économiques et politiques soient effectivement rassemblées chez les mêmes individus. Le producteur serait en même temps citoyen. C’est en effet ce que propose Perroux : « à ce contrôle inefficace venu de l’extérieur, la Communauté de travail substitue des contrôles internes. » [Perroux, F. (1938), p.204-207]. Polanyi a précisé dans la Comptabilité socialiste, la portée politique de l’assemblée politico-économique, « instance supérieure de disposition, de direction et de décision » [Polanyi, K. (2008), p.304]. Ces « comités communs » aux groupements de producteurs et de consommateurs procèdent à des calculs comptables à partir des données fournies « par les intéressés eux-mêmes, en vertu de leurs connaissances techniques propres, de leur expérience directe du marché. » [Perroux, F. (1938), ibidem]. Ces assemblées supérieures ont seulement à ajuster les chiffres fournis par les groupements de base de telle sorte qu’ils s’équilibrent au niveau global et non entreprise par entreprise, comme dans la comptabilité capitaliste, privée. Le risque que les décisions des producteurs s’imposent autoritairement aux consommateurs, reconstituant les défauts des « groupes monopoleurs » (Perroux), sera évité « si la consommation conserve la faculté d’imprimer son orientation à la production. » et de contrebalancer les tendances inflationnistes et productivistes de producteurs agissant indépendamment de leur fonction de consommateurs. « Les coopératives de consommation, libres puissantes, énergiquement outillées, ne sont aucunement incompatibles avec la Communauté de travail. Elles tendent à réformer l’appareil de distribution qui est un des points malades du système capitaliste. Elles sont propres à valoriser puissamment le coefficient de résistance du consommateur dans une économie de Communauté de travail généralisée. » [Perroux, F. (1938), p.206]. Chez Polanyi, la responsabilité économique et sociale des individus est en outre assurée par un dispositif comptable qui permet aux collectifs de travail et aux groupes de consommateurs de mesurer et de réguler le niveau des surplus résultant de leur activité de production et de leurs désirs de jouissance des biens. Ce dispositif favorise la prise de conscience de la dépendance réciproque des deux pôles de motivation qui gouvernent l’effort au travail et le désir de consommation. Le fonctionnement de l’entreprise repose bel et bien sur l’unité psychique des individus vivants, tous directement intéressés à la prise de décision collective.
La solution préconisée par Perroux et Polanyi nécessite toutefois des précisions supplémentaires, si l’on veut éviter que les individus soient à nouveaux cantonnés par le système dans un rôle purement économique. Tout d’abord les individus, considérés dans toutes leurs déterminations, doivent rester à la base des décisions prises par les différents groupes. Contre « les idéaux médiévaux de Hegel », c’est ainsi que le jeune Marx formulait cette même exigence : « Ce sont… les individus et non les classes qui sont les unités de la société, et tout corps organisé qui prétend représenter les citoyens doit être élu par eux en leur qualité d’individus. » [Polanyi, K. (2008), p.440]. A cet égard, l’ébauche de constitution des néo-socialistes anglais, qui prévoyait l’élection des responsables au suffrage indirect ou par guildes [Polanyi, K. (2008), p.397] ne constituait pas aux yeux de Polanyi un progrès démocratique. A fortiori l’imprécision de la constitution autrichienne de 1934, a favorisé, comme le prévoyait Polanyi en 1935, et l’a confirmé Perroux en 1938, une dérive autoritaire, se traduisant par la nomination des principaux responsables sous le contrôle du prince. Mais tandis que ce mode de désignation fait l’objet de commentaires ironiques de la part de Polanyi, Perroux tend à excuser les précautions anti-démocratiques prises par les dirigeants autrichiens pour se protéger des risques de la démocratisation de l’économie. Les représentants des différents groupes sociaux ne sont en effet pas désignés par la voie des élections, mais sont nommés par la hiérarchie gouvernementale[6]. Perroux note avec bienveillance que les partisans du nouveau pouvoir, « qui ont vraiment de bonnes excuses à user énergiquement d’autorité », affirment constamment que « le régime présent (est) une transition à un ordre de choses où le suffrage libre se substituera progressivement aux nominations officielles. » [Perroux, F. (1938), p.135]. Le thème de la transition aura un bel avenir également chez les socialistes. Le recours aux nominations princières serait nécessaire parce que « la situation n’est pas encore assez consolidée pour qu’on puisse l’abandonner au hasard des élections. » (ibidem, p.133). Une démocratisation plus aboutie, risquait en effet, comme le montrait l’expérience toute récente de la Vienne rouge, chère à Polanyi [Polanyi, K. (1983), annexe IX p.373], de priver le nouveau pouvoir des soutiens idéologiques et financiers qu’il avait choisis. Elle impliquait notamment l’égalité statutaire entre tous les membres de la société, qu’ils soient ou nom propriétaires de capitaux industriels ou financiers. Le pays qui venait de remporter une guerre contre les sociaux-démocrates et tout particulièrement contre les socialistes de Vienne, « dont l’autorité ne reposait que sur leur élection par deux tiers environ de la population en âge de voter », dit ironiquement Polanyi [Polanyi, K. (2008), p.412], l’Autriche non socialiste, a tenté de produire un ersatz d’égalité sociale, sans abolir le capitalisme.
Protéger le développement de la démocratie nécessite en outre une 2ème condition, institutionnelle. La représentation politique ne devrait pas être accordée aux fonctions politique, économique, culturelle… comme dans le modèle de constitution proposé par Steiner et repris par les néo-socialistes anglais. Le concept d’Etat trifonctionnel de R. Steiner, « théosophe » autrichien, est au cœur de nombre des constructions corporatives de cette période. On en retrouve l’inspiration aussi bien dans la constitution corporative autrichienne que dans l’ébauche de constitution formulée par les néo-socialistes anglais pour la « Nouvelle Grande Bretagne » (New Britain) [Polanyi, K. (2008), p.397]. Ce concept, après quelques re formulations, est devenu le B A BA de l’organisation des pouvoirs publics démocratiques dans une société complexe. Selon Polanyi, l’organisation de l’action de l’Etat en ministères nommés par le prince et non élus par les citoyens, ne constitue pas un progrès démocratique, et favorise in fine la suprématie de l’économique sur le politique [Polanyi, K. (2008), p.400]. Désigner les représentants gouvernementaux et même les fonctionnaires, si l’on s’en réfère au projet de la Commune de Paris et à celui du Manifeste du Parti Communiste, par un processus électoral (ou un tirage au sort) permettrait d’éviter de polariser deux visions du monde, les deux motivations qui animent la vie sociale d’un pays industrialisé. Dans le modèle fonctionnel polanyien, les décisions politiques sont le fruit d’une concertation entre ces deux visions du monde, soutenues par une représentation institutionnelle. C’est à cette condition que les individus, dans leurs fonctions politiques et économiques de producteurs et de consommateurs, peuvent fonder l’organisation politico-économique.

Conclusion

La « supercherie » fasciste a été qualifiée d’inconsciente par Polanyi (paradoxe logique familier à celui qui avait fréquenté durant sa période viennoise des logiciens) parce qu’elle s’est produite grâce à un ensemble de réformes institutionnelles, indépendantes les unes des autres, et soutenues par une vision du monde inégalitaire. Trois sortes de réformes des institutions, ont été nécessaires pour cantonner la démocratisation de l’économie, sur le plan électoral, sur le plan de l’organisation des pouvoirs économiques et sur le plan des droits de la propriété privée. C’est ainsi qu’après une première phase anti-capitaliste, des gouvernements européens firent triompher l’économie capitaliste sous une autre appellation, le capitalisme corporatiste, non-libéral, assurant la domination politique des représentants de la grande industrie, en se parant des insignes de la démocratie la plus aboutie. Le néo-corporatisme de l’Union européenne réactualise cette supercherie. Toutefois ces réformes contre révolutionnaires, contre la démocratie et les droits de l’individu, n’auraient pas pu être adoptées si la mentalité inégalitaire de l’individualisme libéral athée n’avait pas réussi à se substituer à la mentalité de l’individualisme chrétien [Polanyi, K., (2008), « L’essence du fascisme »]. Le manque d’unité morale, voire religieuse, de la conscience collective européenne portait en elle le risque de désintégrer la société en deux pôles porteurs d’une vision différente de la vie, et ce d’autant plus si les institutions fonctionnelles, dans leur version corporative, organisaient leurs pouvoirs séparément. « Plus que toute autre forme de société, une société fonctionnelle doit, pour réaliser son unité, s’appuyer sur les convictions personnelles ultimes de ses membres concernant le sens de la vie humaine en société. » [Polanyi, K. (2008), p.401]. La mise en œuvre d’une démocratie fonctionnelle est donc particulièrement délicate et risquée. Cette polarisation s’est produite avec le corporatisme dans l’histoire, parce qu’il a organisé séparément les différentes parties de la société. La prise de conscience de ces risques pourrait expliquer pourquoi Polanyi n’a jamais plus évoqué le modèle fonctionnel de la Comptabilité socialiste, en particulier pendant la période de montée du fascisme. La correction du modèle fonctionnel, qu’aurait pu apporter Polanyi aux différents modèles proposés et mis en œuvre à son époque, aurait été impuissante à convaincre et à se faire entendre d’une société dont les divisions morales étaient trop importantes.
Force est de constater que la démocratie souffre actuellement de multiples signes de régression. Le principe de la désignation des responsables par l’élection est battu en brèche par la pure et simple nomination selon l’arbitraire du prince. L’adoption des lois et règlements de la vie sociale passe par des méthodes non parlementaires, les ordonnances, ou pire encore les lois ne sont pas appliquées et le résultat d’un référendum est transgressé lorsqu’il ne correspond pas aux attentes des oligarques. Ces menaces contre la démocratie ne font-elles pas apparaître a fortiori le socialisme comme le nom du régime économique et social qui découlerait d’une véritable démocratie économique, conditionnée par une profonde réforme des droits que confère la propriété privée ? Aujourd’hui comme hier, ces droits font des propriétaires « une classe de demi-dieux », et justifient l’assimilation de la démocratie à un régime oligarchique, considéré par certains comme la forme inévitable, réaliste de la démocratie [Rancière, J. (2005), p.58]. En fait, elle ne tient ce caractère de fatalité que des institutions non-démocratiques qui continuent à régir la vie économique. Les institutions du socialisme réel décrites par Polanyi en 1922 contribueraient aujourd’hui à provoquer une dernière transformation du capitalisme, en socialisme. Toutefois des institutions ne suffisent pas à produire une société nouvelle si les mentalités correspondantes n’existent pas, si la société reste divisée entre des conceptions de la vie humaine extrêmement opposées. La fin du capitalisme sera la fin du règne de la dernière espèce de conception inégalitaire de l’individu, fondée non plus sur la naissance (aristocratie) ou sur la nature (race) mais sur la propriété privée du capital. Nos contemporains se retrouvent sur ce chemin comme s’y sont retrouvés Marx choisissant l’économie libérale contre le retour au passé féodal défendu par Hegel, Polanyi choisissant le socialisme démocratique fonctionnel contre le retour au passé du capitalisme corporatiste. Comment s’appelle aujourd’hui notre retour au passé ?

Bibliographie :

  • Bourg, D. [2009], « Pour une démocratie écologique », www.La vie des idées.fr
  • Burnham, J. [1969], L’ère des organisateurs, 1ère édition 1947, avec une préface de Léon Blum, Calmann-Lévy, Paris.
  • Cole, G. D. H. [1980, 1ère édition1920], Guild socialism restated, Transaction, Inc., New Brunswick, New Jersey.
  • Côté, D. (sous la direction de) [2001], Les holdings coopératifs. Evolution ou transformation définitive, De Boeck université, Montréal.
  • Coutrot, T. [2005], Démocratie contre capitalisme, La Dispute, Paris.
  • Fleurbaey, M. [2006], Capitalisme ou démocratie, l’alternative du xxie siècle, Grasset, Paris.
  • Gorz, A. [1980], Adieux au prolétariat, Galilée, Paris.
  • Marx, K et Engels, F [2008], Inventer l’inconnu. Textes et correspondance autour de la Commune, La Fabrique, Paris.
  • Marx, K et Engels, F [], Le Manifeste du Parti Communiste,
  • Perroux, F. [1938], Capitalisme et communauté travail, Librairie du Recueil Sirey, Paris.
  • Perroux, F. [1958], La coexistence pacifique, PUF, Paris.
  • Polanyi, K. [1983], La Grande Transformation, Gallimard, Paris.
  • Polanyi, K. [2008], Essais de Karl Polanyi, Seuil, Paris.
    						
    - « La comptabilité socialiste », 1922.
    - « L’essence du fascisme », 1935.
    - « Quel Etat trifonctionnel ? », 1934.
    - « L’économie selon Rudolf Steiner », 1934.
    - « L’Autriche corporative : une société fonctionnelle », 1934.
    - « Marx et le corporatisme », 1934.
    - « La mentalité de marché est obsolète ! », 1947.
    - « Jean-Jacques Rousseau : une société libre est-elle possible ? », 1943 et 1953.
  • Prades, J. [2006], Compter sur ses propres forces. Initiatives solidaires et entreprises sociales., Editions de l’Aube, La Tour d’Aigues.
  • Rancière, J. [2005], La haine de la démocratie, La Fabrique, Paris.
  • Sibille, H. et Ghezali, T. [2010], Démocratiser l’économie. Le marché à l’épreuve des citoyens, Grasset, Paris.

Notes

[1] Titre d’un roman de B. Disraeli qui aborde l’une des premières formes de la lutte des classes, au milieu du 19ème siècle en Angleterre, entre les chartistes, réclamant le suffrage universel et l’abolition des privilèges de la propriété, et les aristocrates et les bourgeois qui gouvernaient la Chambre des Communes.[Polanyi, K. (1983), annexe XI, p.377].
[2] Ce que constatera à sa manière A. Gorz (1980) constat qui l’amènera à défendre une idée un peu schizophrénique de l’individu, afin d’éviter la servitude volontaire.
[3] Par exemple Coutrot T. (2005) ou, en sens inverse, Fleurbaey M (2006). Et plus récemment un sommet d’ambiguïtés Sibille H. et Ghezali T. (2010).
[4] Par exemple dans le secteur de l’insertion sociale ou dans celui de la gestion des déchets ménagers.
[5] A côté du socialisme fonctionnel, il faut également mentionner le développement des coopératives de consommateurs, phénomène qui alimentera les débats au sein de l’économie sociale (Voir les œuvres de Charles Gide).
[6] A noter que ce mode de nomination est pratiquement le seul utilisé pour la désignation des responsables ministériels et de leurs comités associés. L’organisation en ministères a d’autres défauts (voir plus loin).

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