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Introduction au colloque Sortir de l’industrialisme (Lyon, 11-13 nov. 2011)

Ingmar Granstedt

Chapitres

Je suis chargé d’introduire ces journées. Je ne vais donc pas essayer de vous donner une définition précise de l’industrialisme, encore moins proposer des alternatives. L’un comme l’autre relèvent de la réflexion ensemble au cours de ces trois jours. Ce que je peux faire, c’est peut-être de poser quelques balises dans le paysage, pour nous éviter de perdre du temps et de l’énergie à suivre de fausses pistes. Ou pour le dire autrement, nous avons devant nous un énorme écheveau, très compliqué et embrouillé, et pour s’y retrouver, il vaut mieux tirer sur les bons fils et pas sur les autres. Dans cet écheveau, il y a en effet des fils qui mènent à des problèmes importants, des sujets très légitimes, mais qui ne sont pas l’objet de nos rencontres ici. Et il y a d’autres fils qui ne font qu’emmêler encore plus l’écheveau, et plus on tire dessus, plus on se bloque et s’exaspère. Alors voici quelques indications de départ. Vous pourrez les reprendre dans n’importe quel ordre, il n’y a pas de hiérarchie. Et vous pourrez en ajouter, il y en a d’autres.

1)Industrialisme et capitalisme

Historiquement, capitalisme et industrialisme ont partie liée. C’est dans et par le capitalisme émergeant qu’a pris forme ce qu’on appelle banalement la « révolution industrielle », et c’est dans le capitalisme conquérant d’abord que le monde s’est industrialisé. Et pourtant, il faudra bien arriver à distinguer les deux. Les divers courants du socialisme se sont opposés au capitalisme, mais quand ils ont pu prendre le pouvoir, le développement et les transformations qu’ils ont réalisés montraient des ressemblances très fortes avec ceux des pays capitalistes. L’effondrement des régimes socialistes de l’Est a révélé combien ce fond commun convenait au capitalisme brutal qui a pris la suite. C’est ce fond commun qu’il faut saisir. Le bon fil à suivre est là.

A) Un mauvais fil serait d’en rester à la critique du profit, de la course au profit. Cette course concurrentielle est maintenant débridée, elle atteint des proportions jamais vues auparavant, elle est évidemment le nerf du capitalisme, mais elle est justement propre au capitalisme. (Son opposé dans le marxisme était l’accumulation socialiste planifiée, qui pouvait être très violente aussi.) Et pourtant, cette dynamique du profit met en œuvre bien plus que le régime capitaliste. Il faut fouiller la distinction.

Première approximation : il est évident que la recherche du profit oriente les investissements privés vers ce qui est le plus rentable, et délaisse des options plus souhaitables au plan social. Mais quand l’Etat assume certaines de ces options-là, il donne souvent aux investissements la même forme que le capital aurait donnée.

Seconde approximation, la forme réelle que prennent en effet ces investissements, privés ou publics, incorpore et matérialise une certaine conception de la profession, des possibilités et des évolutions technologiques, ainsi qu’une vision du monde naturel et social. Pensez aux navires-usines, dans la pêche industrielle, par exemple, comparés à une flottille de marins pêcheurs. Ou à la construction de logements sociaux concentrés en zones de tours et de barres. L’industrialisme, c’est la généralisation de cette conception et de cette vision du monde à tous les domaines.

B) Autre question, toujours par rapport au capitalisme : l’exploitation des travailleurs. Elle est manifeste, de plus en plus sordide souvent, et il faut la dénoncer et lutter contre. Mais l’exploitation s’accompagne aussi d’un changement profond de la nature et de la signification du travail, changement très caractéristique : à savoir l’assignation des salariés à des fonctions préprogrammées à l’intérieur de grands systèmes, organisés autour de flux et interconnectés, et où l’autonomie d’action personnelle est faible ou nulle pour le plus grand nombre. Cette réalité-là demeure, même quand les conditions de travail et les salaires sont améliorés par des luttes sociales et politiques. Et cette réalité est devenue la norme, elle s’étend à tous les continents, et elle modèle progressivement la plupart des branches d’activité. Voyez l’agroalimentaire ou la grande distribution ou les centres d’appel téléphonique, par exemple.

Il faut démêler ici deux fils : d’une part, le fil de la domination capitaliste qui a historiquement donné une forme particulière à la combinaison travail-machines, et d’autre part, le fil de la rationalité analytique que le coup de force capitaliste a érigée en valeur première dans l’organisation et la conception des activités productives. Et ça, c’est propre à l’industrialisme. La distinction n’est pas facile à faire, mais elle est indispensable. (F. Jarrige).

2) Industrialisme et rationalité analytique

Je reprends ce que je viens de dire pour élargir la perspective. L’industrialisme donne le primat à la rationalité analytique, mais pas seulement dans l’organisation du travail. La rationalité qui analyse un objet quelconque en le décomposant, qui mathématise et calcule, cette rationalité s’est progressivement imposée comme la seule façon valable d’appréhender et de penser les rapports humains et l’organisation sociale en général. La rationalité analytique se place devant n’importe quelle activité humaine comme devant un objet extérieur. Puis, elle la décompose en éléments de base impersonnels, chosifiés. Ensuite, elle ré-assemble ces éléments en structures purement fonctionnelles, instrumentales. Toute activité peut ainsi être réduite à un processus technique, mesuré quantitativement. C’est le règne de l’ingénierie et des technocrates, du chiffrage et du pourcentage.

Il ne s’agit évidemment pas de critiquer la rationalité en général : ce serait tirer sur un fil qui en attraperait beaucoup trop d’autres et n’importe lesquels. La rationalité fait partie de la pensée et de l’action humaine : la compréhension, l’argumentation, l’adéquation des moyens par rapport à une fin, etc. Une piste intéressante serait plutôt de chercher à distinguer ici rationalité analytique, précisément, et raison (pas le simple bon sens, la raison). La rationalité analytique, technicienne, n’est pas le tout de l’agir humain, ni sa pointe la plus avancée. Les activités interpersonnelles, professionnelles, sociales, politiques, etc. relèvent aussi et plus largement de la raison. La raison est beaucoup plus large : elle fait appel à la conscience, elle implique un jugement éthique, elle accorde une importance à l’expérience humaine passée et présente, elle cherche les justes proportions de ce qui est bel et bon, elle fait place à la jouissance esthétique, etc.
Un bon fil pour appréhender l’industrialisme, c’est de repérer d’abord ce primat absolu de la rationalité analytique et comment il prolifère partout. Puis de lui opposer des jugements de valeur fondés sur la raison, jugements de valeur à faire émerger par le débat démocratique. Et ensuite, de subordonner la rationalité analytique à ces jugements de valeur.

3) Industrialisme et « Progrès »

Que de fils sont ici noués, tressés, tissés ensemble ! Ils forment le fond de la culture, de l’idéologie industrialiste. D’après celle-ci, sciences et techniques ne peuvent évoluer que dans une seule direction, celle qui a été amorcée un peu avant 1800 et qui continue devant nous. L’invention de la machine à vapeur, puis sa combinaison avec l’énergie fossile du charbon et leur application aux premières usines textiles, marquent le début d’une évolution linéaire et cumulative, celle de l’industrialisation. Voilà la vulgate enseignée partout et qui imprègne la pensée de l’homme occidentalisé.

Dans cette perspective, l’histoire contemporaine se résume dans le « développement » et la « croissance ». Une autoroute toute droite, sans bifurcations, sur laquelle les nations s’engagent les unes après les autres.

Mais les fils intéressants à suivre font plutôt apparaître qu’il y a, dans l’histoire des techniques et des sciences, des moments où se présentent des bifurcations, des options entre plusieurs voies possibles, mais qui, pour toute une série de raisons, intéressantes à comprendre justement, ne sont pas mises en évidence. Pourquoi, par exemple, un macro-système électrique national à 120 ou 240 V et non pas des réseaux locaux à 12 ou 24 V, comme le préconisait au départ Edison ? En s’engageant dans telle voie plutôt que dans telle autre, une trajectoire technologique est alors amorcée qui conditionnera et sélectionnera pendant longtemps recherches, découvertes et réalisations techniques ultérieures. L’autre ou les autres voies pourtant possibles sont alors fermées. Ainsi, le choix massif des énergies fossiles a entraîné le dépérissement des moulins à vent et des éoliennes, qu’on redécouvre pourtant maintenant. Je me réfère ici aux travaux d’Alain Gras, en particulier, qui en parlera certainement demain. Mais aussi au Mythe de la machine de Lewis Mumford (le tome 2 surtout).

Tant qu’on ne comprendra pas cela, on continuera à lire rétrospectivement l’évolution techno-économique comme un progrès linéaire, ce qui le justifie : « il ne pouvait pas y avoir autre chose que ce qu’il y a eu ». Mais du coup, on reste aveugle aussi aux bifurcations qui se présentent aujourd’hui, et on rate, sans le savoir, d’autres trajectoires techno-économiques qui seraient possibles.

En gros, sur ce plan, il me semble que l’industrialisme se caractérise par un biais systématique au profit de la puissance des moyens et de leur rayon d’action. Devant une bifurcation qui se présente, c’est à travers ce biais au profit de la puissance, et même de la démesure, que se fait l’option. Cela résulte de la conjugaison de facteurs divers et variés, culturels, religieux, psychosociaux, politiques : les rapports de propriété, l’orientation vers le commerce, « l’image mécanique du monde », les désirs et fantasmes, etc. C’est ce biais qui a historiquement donné forme aux moyens de production et aux principales institutions tertiaires qui caractérisent nos sociétés, fondées sur la concentration et la vitesse maximales des effets à obtenir. Ce qui suppose aussi l’accaparement des ressources naturelles et la concentration maximale des sources d’énergie utilisées. Il importe d’apprendre à repérer ces bifurcations pour comprendre l’aberration que constitue la voie de l’industrialisme, et pour libérer la voie à des trajectoires techno-économiques alternatives.

Sinon on tirera sur des fils qui reviennent immanquablement au nœud inextricable dont on est parti.

4) Industrialisme et « besoins »

La question de savoir si les besoins sont mieux satisfaits par l’économie de marché ou par l’économie planifiée ou par une économie mixte avec une certaine redistribution des revenus, cette question a nourri de durs affrontements politiques et sociaux pendant plus de 150 ans. Aujourd’hui où le libéralisme pur et dur l’emporte, on peut déjà trancher une partie du débat : il est évident que le marché n’accorde de réalité qu’aux besoins solvables et écarte systématiquement la population croissante dans le monde qui vit dans la misère ou qui s’appauvrit. De leurs besoins, il n’est plus question.

Mais au-delà de cette opposition, il convient de manier avec beaucoup de précautions la notion même de besoins. Parce que quels que soient les bords qui s’opposent, ils sont d’accord sur une chose : il n’y a pas d’autre façon de répondre efficacement aux besoins dans les sociétés que la mise en œuvre de moyens puissants. C’est là une justification essentielle de l’industrialisme, l’affirmation morale de sa raison d’être.

Un fil à ne suivre ici qu’avec méfiance, c’est celui qui met en avant tous les besoins de services encore à satisfaire, en particulier les services aux personnes. Ce pour quoi on réclame leur financement. Je répondrais : oui et non, tout dépend de présupposés industrialistes qu’il faudrait clarifier au préalable.

Un fil qui démêlerait de manière sans doute plus pertinente notre écheveau serait de s’interroger sur la notion même de besoins. Elle est en effet très liée à la perception intime de l’existence que l’industrialisme a diffusée et inculquée. C’est vrai que certaines nécessités vitales sont évidentes et doivent absolument être couvertes. Mais Ivan Illich a formulé une critique radicale qui permet de saisir un peu mieux ce qu’est l’industrialisme. Il vise justement la volonté d’institutionnaliser le bien. Je rappelle sa critique en trois points schématiques (cf. la contribution de Silvia Grünig dans la publication) :

      - Le premier point, c’est que quand les gens vivent dans une société où ils sont soutenus par une culture vivante, où les relations de proximité sont fortes, et où l’outillage est précisément conforme à cela, les gens ont vraiment des capacités autonomes à apprendre, à œuvrer, à se déplacer, à prendre soin les uns des autres, etc. La manière dont ils le font, et qu’Illich appelle « vernaculaire », est à la fois leur réponse aux nécessités de la subsistance et une expression du sens qu’ils donnent à l’existence ensemble. Fond et manière de faire sont inséparables. Les besoins n’existent pas en eux mêmes, comme des réalités objectives et mesurables, auxquelles correspondraient des produits spécifiques et quantifiables.
      - Le second point d’Illich, c’est que lorsque des entreprises ou des institutions acquièrent une position dominante où elles sont pratiquement les seules à offrir un produit ou un service donné, ce sont les professionnels de ces entreprises ou institutions qui finissent par définir les besoins. L’industrialisme, c’est en ce sens le pouvoir donné à des professionnels de décréter ce dont vous avez besoin pour être heureux, pour être « vraiment humain ». Les professions instituées définissent le savoir scolaire indispensable à un jeune de 18 ans, ou les normes de la bonne santé, ou les transports qu’il vous faut, ou la bouffe et la mal-bouffe, ou ce qu’est un niveau de vie décent, etc. Autrement dit, la perception et la gestion des besoins devient hétéronome.
      - Le troisième point, c’est la conséquence : à partir d’un certain degré de dépendance hétéronome, les gens perdent leurs capacités autonomes à agir et à répondre par eux-mêmes aux nécessités de l’existence. D’une part, leur culture vernaculaire s’est appauvrie et ne les porte plus. D’autre part, leur environnement technologique et institutionnel a été entièrement refaçonné et n’offre plus les outils adaptés à l’échelle de leurs capacités autonomes. Il y a « monopole radical » au profit des puissantes professions instituées. Il faut alors de plus en plus de produits et de services hétéronomes pour combler les besoins qui croissent. De plus en plus de dépenses médicales pour une santé populaire qui fléchit. De plus en plus de moyens de transport pour une mobilité générale ralentie. Etc. C’est ce qu’Illich appelle la « contre-productivité ». Elle est le résultat de cet industrialisme bienfaiteur.

Du point de vue des « besoins à satisfaire », il convient donc de prendre la question par un autre bout : quels sont les domaines de l’existence où on peut déjà repérer cette contre-productivité ? Dans quelle mesure l’industrialisme n’est-il pas devenu en lui-même un obstacle à une vie plus digne, plus créatrice, plus joyeuse ?

5) Industrialisme et rapports à la nature

L’humanité est irréversiblement entrée dans l’ère de la connaissance et de la recherche scientifique. Nous ne pouvons plus ignorer que nous pouvons savoir et que nous pouvons appliquer ces savoirs. L’humanité est donc aussi irréversiblement acculée à devenir responsable des risques du savoir et des jeux du désir dans le savoir, même si un jour elle sort de l’industrialisme.
Mais dans l’industrialisme, on nie cette responsabilité, justement. On cultive une volonté explicite de dominer la nature, et même plus que cela, un fantasme d’affranchissement total de la nature. On est sorti des flux naturels d’énergies renouvelables et on a fait « le choix du feu », pour reprendre l’expression d’Alain Gras : le charbon, puis le pétrole, le gaz et l’uranium, combinés à la chaudière et au moteur thermique. On a un rapport au sol nourricier, en agriculture, considéré comme simple substrat à doper par la chimie. On réduit le vivant, plantes et animaux, à des produits à traiter en masse et à optimiser par tous les moyens. On pousse au développement illimité des transports pour déconnecter totalement lieux de production et lieux de consommation. Etc. Et tout cela exige avant tout une énergie très concentrée, facile à transporter, et disponible partout.

L’épuisement des énergies fossiles et le réchauffement climatique sont donc inhérents à l’industrialisme, ainsi que la plupart des pollutions. Ils sont l’aboutissement inéluctable de sa conception très particulière des sciences et de leurs applications techno-économiques. Les sciences ne sont pas neutres. Elles participent très largement au biais systématique au profit de la puissance, de la démesure.

Critiquer l’industrialisme, ce n’est cependant pas mettre en cause LA science ou LA technique. C’est s’interroger sur ce fantasme industrialiste qui pousse à s’affranchir de la nature et de toute limitation due à elle. Tirer sur les bons fils, c’est alors commencer à enrouler une nouvelle pelote où la curiosité scientifique, les technologies et les outils de production seraient radicalement réorientés vers la sympathie à l’égard des écosystèmes, vers la connivence avec la vie, la diversité et la fragilité des écosystèmes. C’est vouloir chercher comment les communautés humaines pourraient se réinsérer ingénieusement dans la complexité vivante d’une nature dont elles font partie. Cela suppose de penser autrement et de changer complètement d’échelle pour sortir de la démesure industrialiste.

Les pistes à ne pas emprunter sont celles qui entretiennent de terribles illusions et mènent à une violence croissante. D’une manière ou d’une autre, elles fuient toute idée de limites et de nécessaire auto-limitation : limites des ressources et de l’écosphère, limites à poser aux désirs individuels, à la conception des moyens de production, à la volonté de toute-puissance collective, à la vitesse, etc. En suivant ces pistes-là, on ne comprendra jamais ce qu’est l’industrialisme, parce qu’on restera prisonnier de ses présupposés implicites.

Voilà cinq distinctions essentielles. Vous en ajouterez sans doute d’autres dans les ateliers tout à l’heure. Bon travail ! Demain, il sera vraiment question de libérer notre imaginaire.

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