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Pour qui travailler ?

François Partant

Chapitres

Ce texte aurait dû paraître dans la revue Tumulte N° 18 de mai 1982

La question du partage des emplois a fait l'objet de tristes considérations dans le dernier numéro de Tumulte. Mais il faut encore faire état d'une hypothèse, qui est au centre de la réflexion d'un bon nombre de types à la recherche de l'alternance.
S'il n'y avait pas de SMIC, de conventions collectives, de charges sociales, etc…), on pourrait concevoir qu'un patron qui a, d'une part, un certain nombre de postes de travail à pourvoir, d'autre part une masse salariale maximale à distribuer, dise à la population laborieuse ou désireuse de le devenir : "Répartissez-vous les postes et le fric comme vous l'entendez, moi, je m'en tape ! L'essentiel est que le travail soit fait". L'ANPE lui adresserait une foule de gens, qui se concerteraient en faisant le calcul suivant : si chacun de nous ne va que deux heures par jour au turbin, il n'aura pas beaucoup de pesetas. Mais il disposera de beaucoup de temps, qu'il pourra consacrer à construire sa maison, à cultiver son potager et à élever des poulets. Chacun choisirait alors la durée de son travail, en fonction des économies qu'il espère réaliser en produisant, pour lui-même et librement, une partie de ce qu'il consomme.
Une telle proposition ne peut pas être farfelue, puisque elle est avancée par une association patronale : "l'Etic". mais il est curieux de constater qu'elle correspond aussi, à peu de choses près, à l'hypothèse qu'envisage André Gorz (alias Michel Bosquet du Nouvel Observateur) dans son dernier ouvrage "Adieux au prolétariat" [1].
Constatant que la productivité du travail, qui s'est constamment améliorée, va considérablement augmenter grâce au robot, Gorz pense qu'on pourrait arriver à une société dualiste, les travailleurs consacreraient peu de temps à la production socialement nécessaire, donc en disposeraient de beaucoup pour produire d'une manière autonome ce qu'il appelle le superflu. En fait il élude quantité de questions, comme d'ailleurs tous les auteurs qui s'émerveillent devant nos prouesses technologiques. Mais ce serait trop long ici de faire le tour de ces questions, pour démontrer que l'informatique et la robotique vont nous apporter tout le contraire de ce qu'on attend d'elles. Ne retenons que cette idée d'un partage du temps entre deux types de production.

De fil en aiguille...

il est certain que si, à mes heures de loisir, je construis ma maison avec des copains et cultive un carré de choux (ce qui suppose, bien sûr, que je dispose d'un terrain, de matériaux de construction, d'outils, etc…) j'ai besoin de moins d'argent, donc moins besoin de travailler à l'usine (qui produit par exemple des téléviseurs). Mais je prive d'un peu de travail un maçon, un agriculteur, un commerçant en fruits et légumes, un transporteur de choux en provenance de Bretagne, etc… Tous ces honnêtes travailleurs ont donc moins de fric pour s'acheter un téléviseur.
D'ailleurs achèterai-je moi-même un téléviseur ? Pas sûr ! construisant ma maison en joyeuse compagnie, je n'ai rien de commun avec le pauvre type qui empile des briques contre un salaire. Je vais me mettre à chanter, comme le faisaient jadis les travailleurs manuels, avant que les cadences, vérifiées par un contremaître, ne leur rentrent les sons dans la gorge. Du coup je n'aurai plus envie de m'abrutir le soir en écoutant Sheila et des mecs à guitare électrique. Donc plus de télévision !… Et on peut s'amuser à continuer ainsi. Grâce à mes activités en plein air et une nourriture saine (pas de pesticides dans mon carré de choux), je me porte comme un charme, au grand désespoir de mon médecin et des laboratoires pharmaceutiques. Sans parler de Péchiney nationalisée, dont le département des pesticides va tomber en faillite.
Bref ! vous verrez qu'en très peu de temps j'aurais ruiné la France entière, y compris l'usine de télévision qui me versait un petit salaire, donc me permettait d'acheter des petits trucs par-ci par-là, donc m'évitait de vivre comme Robinson sur son île (ou un peu moins bien que lui, puisque hélas ! sans un Vendredi à exploiter).
Au fond ceux qui plaident pour une société dualiste de ce genre - et ils sont fort nombreux [2] - croient que l'évolution du système capitaliste peut aboutir à des résultats sociaux diamétralement contraires à ceux qu'elle a eus jusqu'ici.
Il y a une cinquantaine d'années, existait encore en France ce qu'Ingmar Granstedt [3], à la suite d'Ivan Illich et de son école (dont Gorz), appelle le mode de production autonome. En dehors de la classe ouvrière, de très nombreux travailleurs produisaient à partir de ressources locales, à l'aide d'instruments simples et d'un usage souple, de quoi satisfaire leurs besoins propres et ceux d'un groupe social relativement étroit. A ce mode de production s'est rapidement substitué le mode de production intégré, qui met en oeuvre des moyens techniques lourds, des capitaux importants, et qui impliquent des spécialisations poussées, de sorte que toutes les activités productives deviennent interconnectées (donc les travailleurs interdépendants) à une échelle planétaire. Aujourd'hui, si un puits de pétrole s'enflamme en Arabie saoudite, le four de notre boulanger de village s'arrête.
Cette évolution du mode de production s'est accompagnée de la transformation en activités marchandes de toutes les activités sociales (culturelles, sportives, etc…) qui pouvaient le devenir. Du coup, l'individu se trouve complètement "socialisé", c'est-à-dire pris en charge, de sa naissance à sa mort et à tous les instants de sa vie, par le Capital et l'État. Tandis que l'un ou l'autre de ces deux pouvoirs lui donne un travail (à près de 90% de la population active), le capital lui fournit une baraque préfabriquée, des choux calibrés, un téléviseur pour recevoir chez lui Sheila…
Si bien que le travailleur, à ses heures de loisir et en dépensant son salaire, contribue à la prospérité générale autant qu'en travaillant. Quand à l'État, il fournit à l'individu d'innombrables services (depuis le certificat de naissance jusqu'au permis d'inhumer), ainsi qu'un policier pour le protéger, un juge pour le foutre en prison en cas de besoin, un gardien pour éviter qu'il n'en sorte, etc…
Tous les goûts étant dans la nature, vous n'aimez peut-être pas Sheila (moi non plus) ni les casques policiers (moi, d'une façon générale, je n'aime pas les uniformes). Mais il n'empêche que n'importe quelle production de biens ou de services, même sans la moindre valeur sociale, même dangereuse ou condamnable (armements, centrales nucléaires, etc…) doit être préservé dès lors qu'elle existe. Et cela, non seulement parce qu'elle crée des profits et des emplois, mais parce qu'elle a un effet d'entraînement direct et indirect sur d'autres activités. De ce point de vue, l'économie est un peu comme un tissu. Si vous tirez sur un fil, vous risquez d'entraîner les autres jusqu'à défaire le tissu. Vous déclenchez une crise.

Et s'il y avait une crise ?

Dans son essai "L'impasse industrielle", Ingmar Granstedt plaide, comme André Gorz, en faveur d'une plus grande autonomie des individus. Mais il a poursuivi sa réflexion en se situant dans une perspective assez différente. Il ne part plus de l'hypothèse qu'envisage André Gorz et qui est tout-à-fait irréaliste. Il constate que le tissu socio-économique est en train de se défaire de lui même. Prenant l'exemple d'une entreprise qui doit licencier le tiers de son personnel, première étape d'une liquidation totale, il se demande ce que deviendrait le niveau de vie des travailleurs, s'ils acceptaient, pour conserver à chacun son emploi, de réduire d'un tiers leur salaire et leur temps de travail.
En se basant sur les dépenses d'un ménage type, Granstedt essaie de chiffrer ce que les travailleurs peuvent se procurer, grâce à leur salaire d'une part, grâce à la production qu'ils effectuent pendant leur temps libéré, d'autre part. Ses conclusions, encore provisoires, paraîtront dans le prochain numéro de la revue "autogestion" [4]. Elles ne manquent pas d'intérêt. Il semble en effet que la réduction du pouvoir d'achat n'aura pas en définitive une incidence très considérable sur le niveau de vie réel.
Bien sûr, cette étude n'aborde pas certaines questions pourtant importantes, en particulier celle que pose la sécurité sociale, le financement qu'elle implique et les services qu'elle assure. En revanche, elle prend en compte celle qui a été évoqué plus haut : le capital de production que nécessite l'autonomie individuelle (notamment les outils) pourrait être collectif et constitué, par exemple, par la commune. Il y aurait en quelque sorte des ateliers communaux, où les travailleurs à temps partiel (ou chômeurs à mi-temps) viendront produire ce qu'ils ne peuvent plus acheter.
Ce genre d'étude peut conduire à quelques conclusions pratiques. Mais son intérêt tient surtout à ce que certains aspects cachés de notre mode de production sont mis en lumière. Celui-ci permet une très haute productivité du travail, qui passe pour assurer le bien-être matériel de la société. Et il est vrai que nous consommons beaucoup plus de produits et de services divers qu'il y a cinquante ans (d'où la conclusion que nous sommes beaucoup plus heureux).
Mais ces gains de productivité ont moins bénéficiés aux travailleurs qu'on ne le croit. Ils ont surtout permis une accumulation capitalistique au profit du Capital et de l'État, c'est-à-dire des deux pouvoirs qui s'exercent sur la société et dont les moyens d'action se sont considérablement accrus. Ils ont par là même favorisé la naissance ou le développement d'innombrables activités qui n'auraient pas lieu d'exister dans un autre cadre socio-politique (publicité pour les produits de beauté, produits de beauté extraits de cachalots en voie de disparition, etc…), ainsi que le détournement par l'État de fonds publics pour rentabiliser les entreprises du Capital (construction d'infrastructures, élimination des pollutions industrielles, etc…). Les gains de productivité ont permis de créer un contexte socio-économique global de prospérité, contexte au sein duquel le niveau de vie des individus est plus apparent que réel, plus statistique que vécu. Par conséquent, si ce contexte change, si la prospérité globale est compromise, il en résultera pour la plupart des individus un changement du genre de vie, plus que du niveau de vie.

Un niveau de vie de con

Onze mois par ans de travail imbécile, abrutissant, pour un mois de vacances sur une plage bondée, avant de revenir dans sa boite à roulettes, à la queue leu leu sur l'autoroute, vers son deux-pièces-cuisines où la télévision apportera (… voir plus haut), c'est là le sort de la plupart des citoyens dans un pays dit développé. Mais il doit bien y avoir aussi des gens heureux, qui trouvent dans leur travail l'occasion de s'épanouir intellectuellement. Par exemple les cadres, ces types qui sont pas cons du tout (vu la position qu'ils occupent dans la société). Eh bien non ! L'autre jour, la CGC exprimant son point de vue à 18 heures 55 sur FR3, un spécimen de l'espèce à exposé ses craintes devant un possible écrasement de la hiérarchie des salaires : les cadres seront moins motivés. Sans un salaire élevé qui les différencie nettement du petit peuple, ils vont laisser leur cervelle en sommeil.
Sur le moment, on est un peu surpris d'apprendre que pour le cadre, comme pour n'importe quel OS sur sa chaîne, l'important n'est pas le travail, mais sa contrepartie : le salaire. Puis, réflexion faite, on se dit qu'il n'est en effet pas très drôle d'utiliser sa matière grise comme le font les cadres : penser, onze mois par ans, à améliorer la production, l'emballage et la vente d'une crème de beauté ou autres cochonneries. Un tel effort de réflexion sur un problème idiot mérite bien un haut salaire, afin que le cadre puisse, un mois par an, prendre l'avion pour aller brunir sur une plage à l'autre bout du monde, par exemple en Afrique.
En Afrique, près des hôtels de luxe, les plages sont aussi bondées qu'en Europe. Mais le public n'est pas mélangé. Il est riche. On est entre soi, nettement séparé de la masse de la population autochtone, de ces Africains qui sont pauvres et qui ne viennent pas s'allonger sur la plage à côté de vous : ils sont bien assez noirs comme ça. Noirs et naïfs. Ils croient que tous les Européens sont riches. Ils rêvent parfois d'aller en Europe pour y travailler et devenir riches à leur tour. Des mendiants ou des chômeurs déguisés.
Pourtant, lorsqu'on connaît un peu mieux leur pays, on se rend compte qu'il suffirait de peu de chose pour qu'ils puissent y vivre très correctement, sans même travailler autant que nous. Il suffirait que l'État (avec sa bureaucratie, ses experts en développement, ses gendarmes déguisés parfois en militaires, ses collecteurs d'impôts, etc…) leur foute la paix. Cette condition préalable étant remplie, ils pourraient fort bien s'organiser pour produire tout ce qui est nécessaire à la satisfaction de tous leurs besoins. Certes, ils n'auraient pas notre niveau de vie. Mais quelle importance, s'ils ont un niveau de vie moins con que le nôtre ?
Un tel genre de vie, c'est un peu celui que choisissent des types qui vont s'installer dans des fermes abandonnées, dans l'Ariège ou dans l'Aude, sans télévision ni produit de beauté, mais qui semblent au total plus heureux que ces cadres de la CGC dont le niveau de vie, hélas ! parait compromis.
Au fond, peut-être Granstedt a-t-il raison ? Une quantité croissante de Français va devoir, comme les Africains, essayer de s'organiser pour pouvoir travailler, produire autre chose, vivre autrement…

Notes

[1] Adieux au prolétariat, par André Gorz (Editions Galilée mais aussi dans la collection Point des éditions du Seuil).
[2] Travailler davantage pour soi-même a été le thème d'un colloque international organisé en 1981 par Synopsys (Institut de recherche alternative, 34 Lodève), ce thème étant au centre des préoccupations des alternatifs allemands.
[3] L'impasse industrielle, par Ingmar Granstedt (Editions du Seuil 1980), réédition A plus d'un titre 2011.
[4] Revue Autogestions (Privat éditeur). Réédition A plus d'un titre 2007.

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