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François Partant, une pensée en marche

François De Ravignan

Chapitres

Ce texte est paru dans la revue Jibrile n° 6 au printemps 2006.

Il n’y a pas tellement de gens dont on puisse dire qu’ils ont une pensée. François Partant était de ceux-là. Mais je ne voudrais aucunement, et lui ne l’aurait certainement pas voulu non plus, que cette pensée devienne pour quiconque un « prêt-à-penser » idéologique, une référence unique. Car si nombre d’entre nous ont beaucoup reçu de lui, c’est dans l’ordre de la provocation à se forger une pensée personnelle. La philosophe Simone Weil ne disait-elle pas que quiconque met le petit mot « nous » devant le verbe « penser », commet une agression contre l’esprit ! Au terme d’une évolution qui prend sa source dans l’expérience de l’exclusion sociale et économique, apparaissent, chez François Partant, trois idées fondamentales : la dénonciation du développement, comme processus historiquement daté et non reproductible, l’impasse dans laquelle s’engage un système économique en voie de mondialisation, enfin le caractère non réformable de ce système, ce qui implique la nécessité d’alternatives radicales. La première de ces idées a beaucoup dérangé les économistes universitaires, particulièrement ceux qui font du « développement » leur fonds de commerce. La deuxième, alias le catastrophisme, ne peut plaire à des responsables politiques obligés de faire des promesses à leurs électeurs... La troisième, en tant que mise en question de toute espèce de réformisme, ne peut qu’exaspérer par exemple la gauche social-démocrate. Mais pour ceux qui ont connu François Partant et beaucoup de ceux qui l’ont lu, ces idées ont été extrêmement fécondes, en tant que remise en question de nos illusions et de nos traditions intellectuelles.

L'expérience de « Champs du Monde »

La pensée de François Partant, c'est d'abord pour moi l'expression vivante de quelqu'un, qui était devenu rapidement un ami, que nous aimions à rencontrer, ma femme et moi, aussi souvent qu'il nous était possible, pour de longues conversations, lorsque nous pouvions aller à Montpeyroux, le village de l'Hérault où il demeurait dans les dix dernières années de sa vie. Le contact avait été pris à l'occasion d'un livre écrit avec un ami, Albert Provent, Le Nouvel Ordre de la Faim [1], et que François avait reçu par le service de presse du Seuil, chez qui il avait lui-même publié l'année précédente La Guérilla économique [2]. Il nous écrivit pour nous dire son accord fondamental avec les thèses de notre livre, qui dressait un bilan critique de l'évolution économique et sociale dans le Tiers-monde, notamment chez les paysans, à partir des expériences que nous y avions faites dans les années précédentes, Albert Provent et moi. L'expérience de François au Congo, à Madagascar, en Haute-Volta, rejoignait nos conclusions en les enrichissant d'une réflexion plus poussée, étant donné sa formation économique et son expérience de banquier responsable d'organismes d'investissement dans les pays du Sud. L'essentiel de nos thèses était que le développement, dans sa logique actuelle, se montre incapable de faire reculer la misère et la faim dans ces pays, parce que ne pouvant mettre au travail tous les bras rendus disponibles par la très forte croissance démographique. Parallèlement, dans nos pays, les pollutions, la délinquance et la violence ne sont pas seulement des bavures d'une évolution tenue pour « globalement positive » des économies industrielles, mais les symptômes qui signalent les débuts d'une dégradation. Cependant, l'objectif du « travailler-manger de tous » dans le Tiers-monde, s'il était adopté, ne pourrait que remettre en cause l'orientation des échanges internationaux, l'organisation économique mondiale et notre propre modèle de croissance. L'action en faveur du Tiers-monde deviendrait alors complémentaire de l'action à mener pour changer les choses ici. Notre conclusion était que, pour s'y engager, il fallait essayer de mobiliser les gens qui, dans nos pays, pouvaient être sensible à ces idées, les tiers-mondistes bien sûr, mais aussi les écologistes et les régionalistes. Avec les nombreuses personnes qui nous avaient écrit, et l'argent des droits de notre livre, nous fondions alors l'association Champs du Monde, dont François Partant fut très vite un membre actif. Avec cette association nous nous sommes dépensés en sessions, publications, innombrables conférences et séances de formation avec des publics très divers. Toutes ces activités nous donnaient forcément l'occasion d'échanger des points de vue et d'approfondir notre pensée. Une grave maladie d'Albert Provent, la mort de François Partant en 1987 sont alors venues interrompre cette activité, et notamment la publication du bulletin qui reposait presque exclusivement sur nous. Champs du Monde n’était d’ailleurs guère sortie de la marginalité, avec des adhérents fidèles, mais peu nombreux (une centaine). Peut-être n'avions-nous pas suffisamment médiatisé l'action entreprise ; mais je me demande si cela même était possible ; les thèses que nous défendions étaient sans doute trop critiques, trop radicales par rapport aux idées ambiantes, y compris dans les milieux alternatifs et tiers-mondistes, pour réunir une forte unanimité. Et comme nous n'avions nullement envie de les édulcorer…

Le développement en question…

La guérilla économique, premier livre de François Partant à avoir connu une grande diffusion, est le fruit d'une expérience de coopération dans le Tiers-monde africain et malgache. Il montre que le développement a surtout pour effet d’appauvrir ces pays qui, pour la plupart ne sont pas intrinsèquement pauvres, mais le deviennent à cause de lui. Si les nations du Nord sont considérées ici surtout dans leur fonction néo-colonisatrice, les livres suivants envisageront les problèmes qui, en retour, naissent pour elles-mêmes de leur orientation économique générale : la vision englobe Nord et Sud dans un seul ensemble économico-politique, aux dimensions de la planète, et correspondant à une économie de plus en plus mondialisée. Les idées de François Partant allaient contre la « richesse des Nations », la « montée en puissance des États », l'extension indéfinie des échanges, le développement en somme, prôné par tous les partis politiques, mais aussi contre l'idéologie de l'État-Nation qui assimile les intérêts des peuples à ceux de la classe dirigeante. Il ne faut pas s'étonner, dans ces conditions, qu'il y ait eu autour d'elles une sorte de conspiration du silence et que, par exemple, après avoir publié un article dans Le Monde Diplomatique [3] et un livre aux Éditions du Seuil, François n'ait plus eu accès à ces supports. Il continuait cependant à écrire, notamment dans la presse associative issue des mouvements de soixante-huit, et trouvant aux éditions Solin d'abord, puis chez Maspero (devenu La Découverte) des éditeurs prêts à prendre le risque de le publier. Je me souviens de la sortie, en 1979, de Que la crise s'aggrave. Non seulement un titre aussi provocateur ne pouvait que déplaire à beaucoup de gens, mais François s'engageait là dans une voie que beaucoup lui ont reprochée, la désignant sous le nom de catastrophisme ; à savoir que les difficultés connues actuellement par l'Occident, en particulier le chômage, ne trouveraient pas de solution dans le cadre d'un système économique dont on ne veut ni ne peut changer. Pour François, la crise doit dissiper les espoirs chimériques entretenus par le système, à savoir que, par l'enrichissement général, les problèmes de société seraient résolus, alors que ces problèmes sont précisément générés par l'évolution du système lui-même.

En un temps où l'on espérait beaucoup, du moins en France, de l'évolution politique vers un pouvoir de gauche, dont les tenants prétendaient introduire de réels et profonds changements sociaux, annoncer une aggravation de la crise n'était guère de mode ! Nous étions alors nombreux à l'époque, même si nous n'espérions pas grand chose du pouvoir socialiste, à songer à une solution politique passant peu ou prou par le pouvoir de l'État. C'est pourquoi le livre m'avait quelque peu dérouté lorsque je l'avais lu pour la première fois. Je l'ai relu récemment, en me rendant compte – avec le recul du temps – de tout ce qu’il avait de prémonitoire au moment de sa parution. Paru quatre ans plus tard, La fin du développement présente surtout l'intérêt d'une critique radicale de ce concept directeur des politiques actuelles, en montrant que le développement n'est nullement synonyme de liberté, de démocratie et d'harmonie sociale. Idées qui, bien que trouvant aujourd’hui d'autres défenseurs (notamment Immanuel Wallerstein ou Serge Latouche) sont loin de dominer le marché… Peu avant sa mort, François travaillait à un nouveau livre, qu'il avait intitulé La ligne d'horizon sans doute pour marquer le fait qu'il approfondirait sa recherche d'une alternative à la société présente, déjà ébauchée dans La fin du développement (dont le sous-titre était : naissance d'une alternative). Il l'avait terminé, à cela près la mise en forme, au moment de sa mort, le 25 juin 1987. La constitution de l'Association Les amis de François Partant, qui devait prendre rapidement le nom même du livre précité suivit très peu de temps après [4], et se donna pour tâche de faire éditer ce manuscrit, bientôt suivi par Cette crise qui n’en est pas une, un recueil d’articles significatifs, publiés surtout dans la presse associative.

Du catastrophisme [5]

C'est une gageure que d'essayer de synthétiser, et donc de mettre dans un ordre logique, avec un début et une fin, en ligne par conséquent, une pensée en général ; la pensée, dans la mesure où elle s'alimente à l'esprit de finesse, et non pas de géométrie – c'était le cas pour François Partant – procède par « bouclages », références, retours en arrière, et supporte mal un exposé global avec tenants et aboutissants. Mais comme je l’ai écrit au début de cet article, je crois devoir citer comme source de cette pensée un refus absolu de l'exclusion sociale et une intolérance radicale à l'égard de tout ce qui peut la provoquer.
Cette exclusion, François devait la rencontrer d'abord dans les pays du Tiers-monde où il a travaillé, avec un degré de généralisation tel, qu'à moins d'inconscience ou de malhonnêteté intellectuelle, on ne pouvait l'expliquer par des considérations sur le tempérament des gens ou les « retards » culturels des sociétés. Les causes de cette situation s'enracinent, pour François, dans l'histoire économique et politique des cent dernières années, en somme celle de la colonisation. Il rejoint là-dessus des auteurs comme Jalée, Emmanuel ou Samir Amin, mais avec une originalité par rapport à eux. Ce n'est pas tant l'exploitation des matières premières en tant que telles, ou celle du travail dans l'échange inégal qui appauvrit le Tiers-monde, que la privation du travail induite d'une part par le fait que l'Occident s'est réservé le travail productif (fabrication de machines, transports, assurances, financement), d'autre part par l'introduction de méthodes industrielles hautement productives dans les processus industriels ou agricoles de ces pays. Dans cette optique, le Tiers-monde souffre plus de ce que nous lui apportons que de ce que nous lui prenons (LLH, pp.70-71). L'expression première de cette souffrance est la croissance du chômage, urbain bien sûr, mais aussi chômage caché des campagnes, condamnées à pratiquer une agriculture résiduelle face à la faible demande des villes, satisfaite d'ailleurs par les importations à bon marché des pays du Nord. Des richesses créées, il ne reste sur place qu'une faible partie, une valeur résiduelle (LFD, p.55), une fois payés les amortissements et les salaires des expatriés, qui, les uns comme les autres, retournent au Nord.
François Partant distinguait très bien – à la différence de tant d’économistes – les intérêts du peuple de ceux de ses dirigeants : « Dans les instances internationales », écrivait-il, « la voix du Tiers-monde sort rarement d’un corps famélique ». Il avait tout à fait conscience que les premiers sacrifiés, dans le processus de développement, tant au Sud qu’au Nord du reste, étaient les paysans, qui pour le plus grand nombre se trouvent promis à l’exclusion de leurs terres, de leur travail, de leurs marchés. Ce qui actuellement se passe dans les paysanneries de l’Est européen et de la Turquie illustre une fois de plus ce processus, mais cette fois si près de nous que nous devrions quand même nous en apercevoir ! C’est d’ailleurs à partir d’une réflexion sur les problèmes paysans, illustrée par ceux des viticulteurs du Midi français, qu’est sorti le livre Que la crise s’aggrave, lequel devait être suivi d’un ouvrage sur Le paysan chassé de l’agriculture [6]… François considérait en effet l’évolution régressive de l’agriculture moderne qu’il qualifiait de « destructrice » des sols, des hommes, des savoirs, comme symbolique de celle de l’ensemble de la société et la préfigurant.
Pour que nos économies puissent continuer à suivre la loi de croissance indéfinie qu’elles se sont donnée, il leur faudrait trouver des débouchés dans le reste du monde. Or ceux-ci sont limités par l'endettement phénoménal auquel sont arrivés beaucoup de pays du Sud ; quand on est trop endetté, il devient difficile de faire de nouveaux investissements. Or l'endettement est le fruit du mode de développement induit par le Nord dans les pays du Tiers-monde. Il est irresponsable, notamment de la part de tiers-mondistes occidentaux peut-être bien intentionnés, de prôner devant une telle situation, le moratoire des dettes du Tiers-monde, sans parler de corriger le processus qui leur a donné naissance. C'est simplement permettre de reproduire le même scénario, avec toutes les conséquences dégradantes que cela a sur l'économie de ces pays. Par ailleurs la concurrence exercée maintenant sur les économies du Nord par les implantations industrielles au Sud aggravera ces difficultés, sans résoudre pour autant le problème de l’exclusion des masses paysannes notamment dans les pays du Sud [7]
Le tableau ne serait pas complet sans signaler les conséquences écologiques du système mondial de production. François Partant était très sensible à cette dimension de l'évolution économique, qui n'était pour lui qu'une raison de plus de remettre en cause le système productif dans son ensemble, dont il ne pouvait imaginer qu'on puisse, sans bouleversement radical, lui faire, à partir de simples réformes, respecter les équilibres écologiques fondamentaux. On a souvent reproché à François Partant son « catastrophisme ». Lui-même le revendiquait (LFD, pp.28-35). Mais on s'est souvent mépris sur ce qu'il voulait dire, croyant qu'il annonçait, comme tant d'autres, la fin du capitalisme. Or François hésitait à considérer cette fin (qu'il n'aurait d'ailleurs pas considérée comme une catastrophe) comme prochaine. Ses détracteurs lui opposaient que ledit capitalisme avait plus d'un tour dans son sac pour se récupérer, et que le « système » pouvait encore durer longtemps. Ce que François ne niait pas, mais il montre que cette persistance se paie nécessairement d'un nombre de plus en plus grand d'exclus, de désastres sociaux, écologiques et de graves difficultés financières internationales. Que cette « crise » ne peut pas se résoudre d'elle même, ni même dans le cadre du système. Que, par conséquent, ce n'est pas une crise, mais une catastrophe. Qu'elle n'est pas à venir, mais que nous sommes dedans, encore que cela puisse être pire demain. Reconnaissons du moins que les évènements et les tendances observés depuis ne lui ont pas donné tort…

Des alternatives

Quand on lui posait la question « Que faire ? » François Partant répondait généralement : « il n'y a rien à faire ». Ce qui pourrait passer pour une réponse tout à fait désespérée. Comme lui-même faisait beaucoup de choses, on peut se douter que ce n'est pas de ne rien faire qu'il proposait. Il voulait dire en fait que des solutions globales dans le cadre du système mondial sont très improbables (s'opposant ainsi aux utopistes d’un « nouvel ordre international » qui faisaient tant parler d'eux dans les années soixante-dix). D'une part parce que les pouvoirs qui s'exercent sur ce système, à savoir l’État et le Capital, ne sont pas près de le remettre en question : le libéralisme ne se réduit pas à des « décideurs » ; c’est une logique qui s’impose à l’ensemble de la société et la dynamique concurrentielle est, par essence, non maîtrisable (LFD, p.27). D'autre part parce qu'il est quasiment impossible que des décisions économiques fondamentalement contraires au sens du courant général s’imposent à la fois à tous les peuples de la planète : les décisions qui sont prises au niveau des seuls États sont très limitées étant donné la mondialisation du système. On l'a bien vu avec l'évolution du pouvoir socialiste en France eu égard aux objectifs annoncés en 1982. Dans cette optique, changer de parti au pouvoir ne change rien aux tendances d'ensemble. Tout ce que pourrait faire un pouvoir d'État – et ce n'est pas négligeable sans doute – serait, tout en gérant les affaires selon les errements habituels parce qu'on est bien obligé de le faire sous peine de désordres immédiatement intolérables, de favoriser l'émergence d’alternatives dont nous allons parler maintenant.
Donc, gérer le système sans y croire et sans penser qu'on peut le réformer, et contribuer à le miner de l'intérieur en aidant ceux qui essaient de vivre en marge ou à l'extérieur de lui. En somme, l'avenir, en politique, consisterait à tricher avec le système, ce qui vaut sans doute mieux que de se compromettre avec lui. À partir de l'expérience du « printemps malgache » qu’il avait vécue en 1972, François Partant a très tôt imaginé que les exclus du système pourraient s'organiser entre eux pour produire ce qui leur serait nécessaire et échanger entre eux, selon des règles convenues d'un commun accord (LGE, p.125 et suivantes). Il était très attentif à toutes les expériences alternatives qui pouvaient éclore çà et là, des marginaux berlinois à divers pays du Tiers-monde, en passant par les régions rurales françaises. Il se passionnait pour les informations qui lui provenaient d'Andalousie, où l'intégration économique de l'agriculture dans le Marché Commun européen a mis au chômage des milliers d'ouvriers agricoles, mais où des groupes s'organisent dans une perspective de survie aussi autonome que possible... En même temps, il était très critique sur ces alternatives lorsqu’elles lui paraissaient revenir tôt ou tard à une quelconque forme d'intégration au « système ».
Pour les susciter, il avait imaginé une structure qu'il avait nommée la Centrale économique ou encore ASEM (Association pour une alternative socio-économique mondiale : cf. LGE, p.211), dont l'objet est de « réunir toutes les personnes qui souhaitent fonder ensemble une société au sein de laquelle sont exclus les rapports de domination et les relations de pouvoir… et de promouvoir des activités productives pour donner aux sociétaires des moyens d'existence, en évitant que naissent entre eux des contradictions d'intérêt ». La Centrale, dans l'esprit de François Partant, n'est pas liée à une région ou à un pays particulier. Elle a vocation de relier des gens qui sont a priori d'accord sur des règles de fonctionnement librement consenties et prennent un engagement dans ce sens. Lorsque François Partant me parla pour la première fois de la Centrale, j'étais assez partagé… ; entre, d'une part, la nécessité, que je ressentais, d'une union des forces alternatives pour réaliser une reconstruction économique et sociale ; et d'autre part, la critique que faisait Albert Provent du concept même de Centrale, avec ce qu'il comporte d'éloignement des usagers, d'uniformisme culturel, de surdimensionnement : qu'on songe à la centrale… nucléaire ! La pratique, par les exclus, contraints et/ou volontaires, de la création de nouvelles activités – et les expériences dont j’ai été témoin permettent aujourd'hui de préciser un peu les choses. Apparemment, rien n'est centralisé dans ce domaine, du fait que les initiatives de ce type sont liées à un territoire, urbain ou rural, ayant des caractéristiques particulières, sur le plan des activités qu'on peut y mener, du type de candidats à l'activité qu'on y rencontre, des politiques locales, sans parler du tempérament des initiateurs...
Ceci dit, il y a longtemps que certains parmi eux ont perçu la nécessité de se rencontrer pour s'aider dans le montage de leurs opérations, échanger des informations et des idées, collaborer sur tel ou tel programme ponctuel. Et s'ils ont réussi à créer des coordinations entre eux, les plus solides de celles-ci sont aussi les plus lâches, celles qui fonctionnent comme lieux de rencontre plutôt que comme centres d'initiative commune. Rien à voir donc avec des « centrales ». Il manque pourtant quelque chose, et qui ne pourrait être mis en œuvre qu'à l'initiative d'une coordination plus efficace et active :
premièrement, il faut des instances qui permettent aux associations d'échapper – par la confrontation d'expériences et par la critique – aux classiques dérives humanitaire (où l’on se contente d’« aider les pauvres ») et rentabiliste (où l’on exige d’eux, à l’inverse, des performances économiques insurmontables). Il s'agit en somme de constituer des réseaux, à base d'exclus volontaires, parmi lesquels règnent des analyses concordantes de l'évolution du système et le souci prioritaire des exclus.
deuxièmement, il faut de telles coordinations pour initier des opérations nouvelles, procéder aux études nécessaires pour éclairer les terrains d'intervention, assurer la formation des promoteurs, rechercher les crédits d'ingénierie...
troisièmement et synthétiquement, il faut qu'au-delà des seules associations, il existe une force de proposition susceptible d'animer un mouvement social allant dans le sens du paradigme alternatif.

En face de cette triple nécessité, les efforts de coordination que nous avons pu déployer ont abouti à des résultats très décevants. On a l'impression que tout est toujours à recommencer, et, pire encore, que ces multiples échecs engendrent chez beaucoup un repli sur des positions individuelles ou micro-associatives. On peut du moins essayer d'analyser les causes de ces échecs. Les unes – sans doute les principales – sont idéologiques : il y a encore beaucoup de gens, parmi les milieux où l'on s'occupe des chômeurs et des exclus, qui croient à la « reprise » ou du moins au maintien du « système », ou encore qui ne conçoivent pas qu'il puisse en exister un autre, meilleur ou moins mauvais... Et puis, il y a les intérêts individuels ou associatifs qu'on fait passer en avant, le fait qu'on est peu nombreux pour des tâches où l'urgence l'emporte le plus souvent sur des choses plus importantes mais moins immédiates. Sans parler des questions de pouvoir, de peur du pouvoir, et les conflits de personnes, toutes choses contre lesquelles on ne peut pas grand chose, sauf à montrer inlassablement qu'il y a des enjeux dont l'urgence impose qu'on sache passer par dessus ses sentiments immédiats...
Sans doute faudra-t-il encore du temps pour qu'à travers de telles initiatives et les coordinations qu'elles se donneront, surgisse une organisation d'ensemble ou même une cohérence politique. Quoi qu'il en soit – et c'est la grande leçon de François Partant –, les solutions ne consistent pas à regarder du côté de la richesse, mais du côté des exclus et de ceux qui s'y associent par choix volontaire : les alternatives qui naissent aujourd'hui de partout sont la seule lumière d'espérance de notre monde. Mais cette longue marche aboutira-t-elle avant que les forces de destruction, aujourd'hui à l'œuvre, n'aient creusé des fractures irrémédiables ?

Notes

[1] Albert Provent et François de Ravignan, Le Nouvel Ordre de la Faim - révolutions paysannes, Collection techno-critique, éditions du Seuil, Paris, 1977.

[2] Les références de tous les ouvrages de François Partant sont données dans la bibliographie, en fin d'article.
[3] En février 1972
[4] La Ligne d'Horizon - Les amis de François Partant, publie un bulletin, organise des colloques, répond à des demandes de conférences, distribue ouvrages et films...
[5] Dans la suite du texte les ouvrages seront désignés ainsi : LGE La guérilla économique, LFD La fin du développement, LLH La ligne d'horizon, les pages indiquées étant celles des dernières éditions.
[6] L'ouvrage récent de Silvia Pérez-Vitoria, , Actes Sud, 2005, peut être considéré comme héritier de cette pensée qu'il développe et approfondit.
[7] Voir notamment l'article de Martine Bulard " La Chine aux deux visages " dans Le Monde Diplomatique de janvier 2006.

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