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Ivan Illich et la technique
Quelques repères pour « Sortir de l'Industrialisme » : 1ère partie

Silvia Grünig

Chapitres

Dans cet article nous allons essayer de repérer les concepts fondamentaux issus de la pensée d'Ivan Illich concernant la technique et la critique de la société industrielle.

Dans un premier temps nous exposerons - presque à la manière d’une note de lecture - les principales idées fortes contenues dans son ouvrage La convivialité (1973). Nous poursuivrons dans une deuxième partie avec les conditions nécessaires à une reconstruction conviviale, pour conclure avec les tournants originaux de l ‘évolution du sujet dans les ouvrages ultérieurs de ce penseur étonnant.

I - La technique dans « La convivialité [1] » ( à la manière d’une note de lecture)

« Je crois qu'il faut inverser radicalement les institutions industrielles, reconstruire la société de fond en comble. Pour être efficient et rencontrer les besoins humains qu’il détermine aussi, un nouveau système de production doit retrouver la dimension personnelle et communautaire. La personne, la cellule de base conjuguent de façon optimale l'efficacité et l'autonomie : c'est seulement à leur échelle que se déterminera le besoin humain dont la production sociale est réalisable. » (p. 27)[2]

En 1973, dans La Convivialité, et à la façon d'un « épilogue de l'âge industriel », Ivan Illich fait une analyse multidimensionnelle de la surcroissance industrielle, pour « dresser un tableau du déclin du mode industriel de production et de la métamorphose des professions qu'il engendre et nourrit»(p.9)

Illich attribue la crise planétaire accélérée à l'échec de l’entreprise moderne de substitution de la machine à l'homme fondée sur l'hypothèse que «l'outil peut remplacer l’esclave » , projet qui « s'est métamorphosé en un implacable procès d'asservissement du producteur et d'intoxication du consommateur » (p.26) : il est aisé de constater que « c'est l'outil qui de l'homme fait son esclave ». (p.27)

«Au stade avancé de la production de masse, une société produit sa propre destruction. La nature est dénaturée. L'homme déraciné, castré dans sa créativité, est verrouillé dans sa capsule individuelle. La collectivité est régie par le jeu combine d’une polarisation exacerbée et d'une spécialisation à outrance. […] L'accélération du changement ruine le recours au précédent comme guide de l'action. [...] Le monopole du mode industriel de production fait des hommes la matière première que travaille l’outil. Et cela n'est plus supportable » (p.11)

Les concepts clés qui articulent cette vision dans La convivialité sont :

a -La contreproductivité des outils et des institutions et le monopole radical qu'ils exercent.
b -Les professions mutilantes
c -L'outil convivial
d -Vers une société conviviale


a - La contreproductivité des outils (et des institutions) et le monopole radical qu'ils exercent.

« Lorsqu’une activité outillée dépasse un seuil défini par l'échelle ad hoc, elle se retourne d’abord contre sa fin, puis menace de destruction le corps social tout entier. » (p.11)

Déjà dans Une société sans école (1971) Illich analyse le système scolaire - qu'il appelle « l'outillage éducatif » - comme « exemple-type d'un scénario répété en d’autres domaines du complexe industriel : il s'agit de produire un service, dit d'utilité publique, pour satisfaire un besoin, dit élémentaire[3] ».

Au delà d'un certain seuil ces services « deviennent à leur façon, obligatoires » exerçant de cette façon un monopole radical. Leur « surproduction industrielle […] a des effets seconds aussi catastrophiques et destructeurs [pour la culture] que la surproduction d'un bien [pour la nature] » (p.10)

C'est cette notion qu'Illich définit comme contre-productivité : « la perversion de l’outil devenu sa propre fin » (p.39) et dont les effets sont opposés à ce qu'ils prétendaient obtenir : l’école abrutit, la médecine rend malade, les transports génèrent eux-mêmes la distance qui aliène.

b - Les professions mutilantes

« on a tendance à confier à un corps de spécialistes la tâche de sonder et dire le futur. On remet le pouvoir aux hommes politiques qui promettent de construire la méga-machine à produire le futur. […] Les institutions politiques elles-mêmes fonctionnent comme des mécanismes de pression et de répression qui dressent le citoyen et redressent le déviant, pour les rendre conformes aux objectifs de production. Le Droit est subordonné au bien de l’institution. » (p.30)

c - L'outil convivial

« L'outil est inhérent à la relation sociale […] Suivant que je le maîtrise ou qu’il me domine, l’outil me relie ou me lie au corps social. Pour autant que je maîtrise l'outil, je charge le monde de mon sens. Pour autant que l'outil me domine, sa structure me façonne et informe la représentation que j'ai de moi-même. L'outil convivial[4] est celui qui me laisse la plus grande latitude et le plus grand pouvoir de modifier le monde au gré de mon intention. L'outil industriel me dénie ce pouvoir; bien plus, à travers lui, un autre que moi détermine ma demande, rétrécit ma marge de contrôle et régit mon sens. » (p.44)

Qu’il soit maniable, c'est-à-dire qui adapte l'énergie métabolique à une tâche spécifique, ou manipulable, soit mû, au moins en parti, par l'énergie extérieure,

« l'homme a besoin d'un outil avec lequel travailler, non d'un outillage qui travaille a sa place. Il a besoin d'une technologie qui tire le meilleur parti de l'énergie et de l'imagination personnelles, non d’une technologie qui l'asservisse et le programme. » (p.27),

Devant le constat de cette domination par un outillage industriel en constante expansion, Illich propose une définition d'outil juste et de structure conviviale de l'outil qui, rendant « l’équité réalisable et la justice praticable, [...] constitue la seule garantie de survie. » (p.32):

« Ce n'est qu’en renversant la structure profonde qui règle le rapport de l'homme à l'outil que nous pourrons nous donner des outils justes. L'outil juste répond à trois exigences: il est générateur d’efficience sans dégrader l'autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d'action personnel. »(p.27)

« L'outil est convivial dans la mesure où chacun peut l'utiliser, sans difficulté, aussi souvent ou aussi rarement qu'il le désire, à des fins qu'il détermine lui-même. L'usage que chacun en fait n'empiète pas sur la liberté d'autrui d'en faire autant. […] Entre l'homme et le monde, il est conducteur de sens, traducteur d'intentionnalité. » (p.45)

d – Vers une société conviviale

« La convivialité est la liberté individuelle réalisée dans la relation de production au sein d'une société dotée d'outils efficaces. Lorsqu’une société […] refoule la convivialité en deçà d'un certain niveau, elle devient la proie du manque; car aucune hypertrophie de la productivité ne parviendra jamais à satisfaire les besoins crées et multipliés à l'envi. » (p.28)

« J'appelle société conviviale une société où l'outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d'un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l'homme contrôle l'outil. » (p.13)

Deux aspects clefs pour une société conviviale sont, d'un côté, la reconnaissance des échelles et des limites naturelles; de l'autre l’explicitation de la structure formelle commune au procès de décision éthique, légale et politique car « c'est elle qui garantit que la limitation et le contrôle des outils sociaux seront le fait d'un processus de participation et non d'un oracle d'experts. » (p.29)

« Passé un certain seuil, l'outil, de serviteur, devient despote. Passé un certain seuil, la société devient une école, un hôpital, une prison. Alors commence le grand enfermement. [...]
Il importe de repérer [...] où se trouve, pour chaque composante de l'équilibre global, ce seuil critique. alors il sera possible d’articuler de façon nouvelle la triade millénaire de l'homme, de l'outil et de la société." (p.13)

Illich explore la formulation d'une théorie générale de l'industrialisation et ses conditions permettant de développer des « critères conceptuellement définis » qui seraient « autant d'outils à l'échelle humaine: instruments de mesure, moyens de contrôle, guides pour l'action ». (p.12)

En voici le programme:

«On évaluera les techniques disponibles et les différentes programmations sociales qu'elles impliquent. On déterminera les seuils de nocivité des outils […] On inventera les formes et les rythmes d'un mode de production post-industriel et d'un nouveau monde social. » (p.12)

Un des principaux blocages à affronter dans cette démarche est l’imaginaire dominant:

« On a du mal à imaginer une société où l'organisation industrielle serait équilibrée et compensée par des modes de production complémentaires distincts et de haut rendement. Nous sommes tellement déformés par les habitudes industrielles que nous n'osons plus envisager le champ des possibles. » (p.12)

Illich nous explique que face à ce blocage,

« ...il nous faut reconnaître qu'il existe non pas une façon d'utiliser les découvertes scientifiques mais au moins deux, qui sont antinomiques. Il existe un usage de la découverte qui conduit à la spécialisation des tâches, à l' institutionnalisation des valeurs, à la centralisation du pouvoir. L'homme devient l'accessoire de la méga-machine, un rouage de la bureaucratie. Mais il existe une seconde façon de faire fructifier l'invention, qui accroît le pouvoir et le savoir de chacun, lui permet d'exercer sa créativité, à seule charge de ne pas empiéter sur ce même pouvoir chez autrui ». (p.12)

« L'homme qui trouve sa joie et son équilibre dans l'emploi de l'outil convivial je l'appelle austère[...] ». (p.13)

Cette austérité, dans la voie tracée par Aristote et Thomas d’Aquin, est « celle qui fonde l'amitié » (p.13).

Conclusion

La « recherche critique sur le monopole du mode industriel de production et sur la possibilité de définir conceptuellement d'autres modes de production post-industriels » (p.9), qui serait à la base d’une reconstruction conviviale devrait permettre aux « deux tiers de l'humanité [de 1970!] d'éviter de traverser l'âge industriel, s'ils choisissent dès à présent un mode de production fondé sur un équilibre post-industriel, -celui-là même auquel les nations surindustrialisées vont être acculées par la menace du chaos » (p.10), au lieu de prendre le chemin de « l'escalade de la technique et de la bureaucratie […] , du pouvoir de s'autodétruire [qui] devient le rite sacrificiel des sociétés hautement industrialisées. »(p.24-25)

« Il nous faut déterminer avec précision ces échelles et les seuils qui permettent de circonscrire le champ de la survie humaine. » (p.11)

Quelques années plus tard, dans une de ses habituelles démarches de réexamen et mise en question de ses propres analyses, Illich témoignera d’une rupture fondamentale -et inattendue- dans les années 80, qu'il considère une vrai « ligne de partage des eaux ». C'est à partir de cette constatation qu'il élaborera son ‘hypothèse d’une « fin de l’âge de la technique » et de la naissance de « l'ère des systèmes ».

Dans ce contexte le concept de contre-productivité perdrait en partie de son poids. En même temps l’approfondissement de l'étude de la philia, l'amitié, reliée aux concept d'austérité et de liberté lui ouvriront de nouvelles perspectives, mais nous aborderons ces aspects dans un prochain article.

Notes

[1] En 1973, après plusieurs réélaborations et publications préliminaires suivies de débats dans des symposiums et à la revue Esprit, Harper& Row publie sous le titre Tools for Conviviality les travaux entrepris par Ivan Illich avec Valentina Borremans depuis la fin des années 1960. Cet ouvrage a été ensuite réélaboré en français pour être publié par les Editions du Seuil comme La convivialité (1973) ; il peut être devenu la source première de la vision illichéenne de la technique.
[2] Les numéros de page correspondent à a réedition de La Convivialité dans la collection Points/Essais des Editions du Seuil (2003)
[3] Pour approfondir la notion de besoin, lire Illlich, Ivan. 1988. L'histoire des besoins. Dans La perte des sens, Paris, Fayard, 2004.
[4] Illich est « conscient d'introduire un mot nouveau dans l'usage courant du langage » qu'il justifie sur le recours au précédent : l'usage qu'en fait Brillat-Savarin dans sa Physiologie du goût. Méditations sur la gastronomie transcendantale, mais […] « dans l'acception quelque peu nouvelle que je confère au qualificatif, c'est l'outil qui est convivial et non l'homme ». (p.13)

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