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Préface a la traduction italienne de Faut-il refuser le développement ?

Serge Latouche

Cette préface est parue en 1994.

Normalement, un livre peut et doit se suffire à lui-même. Si les livres antérieurs de l'auteur ou son parcours intellectuel ultérieur peuvent enrichir la compréhension ou apporter un autre éclairage de l'oeuvre, celle-ci forme néanmoins un tout autonome. Il en est bien ainsi, je pense, de "Faut-il refuser le développement ?" . Toutefois, un livre comme celui-là n'est jamais un événement isolé ; il apparaît dans un contexte de débats au sein d'un milieu d'universitaires, de chercheurs, d'O.N.G.(Organisations Non Gouvernementales) et de mouvements ou d'engagements divers, politiques, philosophiques, écologiques. Ce contexte crée la nécessaire complicité entre l'auteur et son lecteur qui permet la circulation du message.

Il est certain que dans le domaine des idées, les frontières linguistiques et nationales constituent encore une réalité incontestable. Dans la manière de sentir ce qui est en cause dans "Faut-il refuser le développement ?", il n'est pas improbable qu'il existe un certain decallage entre la France et l'Italie. Cet ouvrage paru à Paris en l986 aurait-il été reçu à ce moment par le public italien, et en particulier par les intellectuels de la gauche auxquels il était destiné ? La contestation et la remise en cause des idoles de la modernité, comme la Science, la Technique et le Développement n'avaient pas vraiement droit de cité au sein du mouvement tiersmondiste italien à cette époque. Cette nécessaire critique qui contribue à expliquer l'échec historique des socialismes (aussi bien révolutionnaires que réformistes) était laissée à une droite ou une nouvelle droite, romantique, fascisante ou populiste qui est en train d'en faire l'usage que l'on sait. L'accueil favorable fait à mes ouvrages ultérieurs, l'Occidentalisation du monde et La planète des naufragés, m'incite à mettre les points sur les I et à restituer le sens de ma démarche global à l'occasion de cette traduction de "Faut-il refuser le développement ?" pour dissiper tout malentendu. C'est aussi pour moi un plaisir d'offrir ce livre au public italien avec qui j'entretiens des liens spéciaux de sympathie et de complicité. Le plaisir se trouve encore accru du fait que le traducteur est un de mes premiers étudiants italiens venus à Paris.

Ainsi, pour des raisons diverses, si j'en crois mes amis italiens, ce type d'approche des phénomènes sociaux, à la fois globale, anti utilitariste et anti-économiste, n'aurait pas encore trouvé toute sa place dans le monde transalpin. Dans ces conditions, il n'est pas inutile, à défaut de pouvoir changer de contexte par la seule magie de cette publication, de dire quelques mots sur mon itinéraire intellectuel puisqu'aussi bien mon point de départ est celui-là même auquel sont encore attachés quelques uns de mes lecteurs potentiels et que, pour les autres, ce parcours peut remplir une fonction initiatrice.

Ce qu'on appelait naguère le tiers monde (maintenant on préfère parler du Sud) - deux appellations fallacieuses mais commodes - a toujours été au centre de mes préoccupations, depuis, en tous cas, que je peux m'attribuer une vie intellectuelle. Ce long "concubinage" a commencé pour moi dans les années 60, avec ma thèse de doctorat d'État qui s'intitulait "La paupérisation à l'échelle mondiale". Ce titre évoque évidemment la fameuse thèse de Marx de la paupérisation absolue ou relative des travailleurs. Il s'agissait de transposer à l'échelle mondiale cette vieille thèse marxiste . Dans les années 60, au coeur des "trente glorieuses", à l'apogée de la société consumériste, l'appauvrissement des masses était manifestement non vérifiée dans les pays industrialisés du Nord ; toutefois, La polarisation des conditions et l'accroissement du fossé entre les extrêmes pouvaient encore être défendus au niveau mondial. L'accumulation du capital, selon les mécanismes que Marx analyse, dans le chapitre 15 du Livre 1 du Capital, devait entraîner une dégradation de la situation du plus grand nombre au niveau planétaire. Les conclusions de ce travail de jeunesse étaient résolument tiers-mondistes, c'est-à-dire qu'elles constituaient un plaidoyer en faveur de l'industrialisation avec les techniques de pointe. Les conclusions étaient aussi développementistes, volontaristes, modernistes et universalistes.

Cette thèse a été pratiquement élaborée pour l'essentiel lorsque j'étais en coopération technique au Zaïre ; à l'époque, je disais à mes étudiants zaïrois : "qu'est-ce que vous avez à nous ennuyer avec vos valeurs africaines ? faites la révolution, industrialisez-vous, modernisez-vous. C'est la seule solution d'avenir". Cependant, à la différence de la vision marxiste "orthodoxe", je soutenais quand même cette idée que la dynamique économique et sociale doit être analysée au niveau mondial, au niveau de ce que Wallerstein et Braudel appellent l'économie-monde. Cela est resté pour moi une conviction inchangée. En revanche, j'ai procédé à un nettoyage radical de l'approche économiste que j'avais à cette époque. Il faut dire que, entre la soutenance de cette thèse (1966) et mon premier ouvrage sur le tiers monde, "Critique de l'impérialisme" (1979), j'ai opéré une sorte de retraite philosophique, favorisée par les événements de mai 68 en France. L'effervescence intellectuelle de l'époque incitait à des remises en question radicales et à des contestations anarcho-gauchistes. Les dogmes les plus établis, fussent-ils révolutionnaires, s'en sont trouvés bousculés.

Ce long détour par l'épistémologie des sciences sociales m'a amené à m'interroger sur ce que le philosophe Cornélius Castoriadis appelle les significations imaginaires fondatrices de l'économie, c'est-à-dire l'ensemble des croyances, des valeurs et des présupposés sur lesquels repose l'économie comme construction occidentale. Cette période a été marquée par la publication de deux de mes ouvrages que je considère comme importants : "Épistémologie et économie - essai sur une anthropologie sociale freudo-marxiste" (en 1973) et "Le procès de la science sociale" (en 1984).

Le premier ouvrage qui a renoué avec mon intérêt pour le tiers monde s'intitule "Critique de l'impérialisme". Il inaugure en quelque sorte un cycle d'une approche nouvelle de ce vieux sujet des rapports Nord/Sud avec lequel je suis en prise depuis ma thèse ; cette approche s'est développée en quatre volumes successifs qui s'enchaînent les uns aux autres et dont "La planète des naufragés" a constituée le point d'aboutissement.

"Critique de l'impérialisme", constitue une critique "interne" de la vision marxiste tiers mondiste - celle que j'avais développée dans "La paupérisation à l'échelle mondiale" - en montrant que ce que j'appelle la mythologie léniniste de l'impérialisme est théoriquement inconsistante. En effet, les principaux thèmes de cette mythologie (baisse tendancielle du taux de profit, baisse du taux d'accumulation, existence d'un excédent de capital dans les pays développés, tendance à la suraccumulation/dévalorisation du capital, exportation de ce capital excédentaire vers les pays sous-développés, existence de sur-profits coloniaux ou néo-coloniaux dans ces pays, et finalement transfert de plus-value de la périphérie vers le centre) sont liés entre eux de façon assez rigoureuse et forment une image cohérente plausible ; la vision tiers-mondiste qui a sévi dans la gauche occidentale pendant une trentaine d'années, avec quelques petites variantes et compléments selon les groupuscules trotskistes ou maoïstes, s'est accrochée à cette image. Toutefois, si ces thèmes se renforcent les uns les autres, il est très difficile de trouver un commencement de vérification empirique de chacun d'eux pris isolément, qu'il s'agisse de la baisse tendancielle du taux de profit, de l'exportation de capital, etc. C'est précisément l'analyse de ces incohérences que j'ai développée dans "Critique de l'impérialisme". L'ensemble de la vision marxiste tiers-mondiste tient par une espèce d'effet de magie dû à la circularité du raisonnement et par le fait que cette image est plausible, c'est-à-dire qu'au bout de cet enchaînement, on a des conclusions qui expliquent assez bien le résultat final que l'on peut observer. Pour s'être laissés fasciner par la magie d'un raisonnement circulaire, le marxisme et le tiers-mondisme se sont retrouvés tout nus avec le triomphe actuel et arrogant du dogmatisme libéral, et n'ont pu opposer que l'écran de fumée de leur dénonciation d'un impérialisme toujours un peu plus surréaliste.

Au terme de cette analyse critique des thèses marxistes et léninistes, je mettais en évidence ce qui m'apparaît central et que j'appelle le paradoxe du développement. Ce paradoxe prend une double forme : abstraite et concrète. Au niveau concret, le paradoxe consiste en ceci : les analyses marxistes attribuent la plupart des contradictions, des injustices et des dysfonctionnements du monde contemporain à la dynamique de l'accumulation capitaliste avec ses conséquences (l'exploitation, etc.). Autrement dit, tous les malheurs viennent du développement débridé des forces productives. Ces critiques sont très fortes et restent toujours largement convaincantes ; mais au delà de ces critiques, le seul remède que l'on propose au mal, une fois la révolution effectuée, n'est autre que le renforcement de cette même accumulation du capital, autrement dit un développement, voire même un développement encore plus forcené des mêmes forces productives. Toutes les tentatives pour rendre ce développement différent, en le baptisant tantôt de national, d'étatique et, bien sûr, de socialiste, ne se sont révélées convaincantes, ni en théorie, ni en pratique.

Au niveau abstrait, ce paradoxe prend la forme de ce que j'appelle la contradiction identitaire ; elle consiste en ceci que le combat pour le développement contredit celui pour la libération. Les luttes de libération nationale, suscitées à juste titre par les militants marxistes entre autres, se sont faites le plus souvent au nom du droit à la différence, en s'appuyant sur la défense des valeurs propres, des institutions et des traditions des peuples qui étaient broyées par la colonisation. C'est très clair, par exemple, dans les discours d' Amilcar Cabral - le leader révolutionnaire du P.A.I.G.C., en Guinée Bissau ; il souligne que les Balante, une ethnie particulièrement consciente de son particularisme et attachée à ses traditions, ont été, précisément pour ces raisons, le fer de lance de la lutte de libération en Guinée ex-portugaise. Il en fut de même pour les Kikuyu au Kenya ou les Kabyles en Algérie. Seulement, une fois arrivés au pouvoir, les révolutionnaires s'efforcent de construire la nation indépendante sur les décombres de ces valeurs traditionnelles et de ces particularismes identitaires, qualifiés à ce moment-là, pour les raisons de la cause, de contre-révolutionnaires et d'obscurantistes. Les révolutionnaires deviennent les hussards de la modernité, dans des conditions qui ne permettent pas à ces pays d'accéder au niveau de vie des pays "modernes" . En revanche, ils refusent assez volontiers à leurs peuples, le bénéfice d'autres aspects de la modernité, comme la démocratie et les droits de l'homme, qui peut-être pourraient être transférés sans dommage. Il apparaît, avec un peu de recul, qu'en théorie et en pratique le développement n'est que la poursuite de la colonisation et une forme nouvelle et plus radicale d'occidentalisation.

Tout naturellement, le deuxième volet de cette tétralogie, "Faut-il refuser le développement?", s'efforce de tirer les implications de cette critique et se pose la question du développement (qu'est-ce qu'il est ? comment faut-il l'interpréter ?). J'essaie de démontrer que les processus de développement du Centre et les processus de sous-développement de la Périphérie sont comme l'avers et le revers d'une même médaille, l'endroit et l'envers d'une dynamique économique et sociale-historique unique. Pour le Sud, les effets de cette dynamique s'exercent dans un sens presque exclusivement négatif : destruction des cultures, occidentalisation de l'imaginaire, industrialisation mimétique ratée, environnement saccagé, équilibre démographique et alimentaire détruit, etc.

Il existe une autre tradition d'analyse qui voit aussi les malheurs du Sud comme la conséquence de l'expansion du Nord, mais échappe au paradoxe du développement. Il s'agit d'un certain volet de l'analyse anthropologique dans la tradition de Marcel Mauss, de Karl Polanyi et de Marshall Salhins. Dans ce courant de pensée, la destruction des cultures est analysée comme la conséquence de l'expansion de l'économie de marché et de la mondialisation des logiques marchandes. Le sous-développement apparaît moins alors comme le résultat d'une exploitation ou d'une spoliation que comme l'effet d'une déculturation. Les cultures différentes se découvrent misérables, avant même d'avoir été appauvries, par le don de la civilisation. Leur richesses sont déniées. Ces cultures sont classées et décrétées par le regard de l'autre, en l'occurrence l'Occident ethnocentrique, comme sous-développées.

La solution à la misère du Sud ne consiste plus alors à imiter le modèle du Nord, à s'intégrer dans la Mégamachine techno-économique et dans le marché planétaire, mais à reconstruire une société, à se réapproprier son regard, à inventer une postmodernité, fusse dans le bricolage ; en un mot, à sortir des pièges du développement. "Faut-il refuser le développement ?" est construit sous forme de six thèses hétérodoxes qui présentent et discutent cette vision qui s'oppose aussi bien à la version marxiste et tiers-mondiste qu'à la vision néoclassique et libérale de l'économisme.

Le troisième volet, "L'occidentalisation du monde", qui porte en sous-titre "Essai sur la signification, la portée et les limites de l'uniformisation planétaire", est à la fois le prolongement naturel de "Faut-il refuser le développement ?" et l'introduction de "La planète des naufragés". On peut, en effet, rassembler les six chapitres de "L'occidentalisation" en deux grandes parties qui correspondent aux deux volets du sous-titre : la signification et la portée du mouvement planétaire, d'une part, et les limites de cet écrasement, d'autre part. L'analyse de l'uniformisation s'ouvre dès les premières pages par une image qui m'apparaît forte et emblématique : le phénomène Dallas. Il s'agit bien d'un signe de la domination planétaire de l'Occident sur l'imaginaire du reste du monde avec les retombées à la fois complexes et innombrables que cette série télévisée a pu apportées dans le monde entier. Suit ensuite une tentative de définition de l'Occident que j'analyse comme une sorte de Mégamachine devenue désormais anonyme, déterritorialisée, déracinée de sa souche historico- géographique, sans visage, et qui tire néanmoins son origine d'histoires concrètes tout-à-fait particulières.

Les vecteurs principaux de ce que j'appelle le rouleau compresseur occidental me paraissent être au nombre de trois. Le premier est le processus d'industrialisation mimétique qui se produit sous l'effet de la mondialisation et de la transnationalisation de l'économie. Le deuxième concerne le processus d'urbanisation lié entre autre à la destruction des paysanneries - mais pas uniquement. Le troisième n'est autre que ce qu'à la suite du sociologue égyptien Abdel Malek, on peut appeler le nationalitarisme, c'est-à-dire le processus de construction d'États mimétiques sans racine, ayant vocation à créer artificiellement une nation et à gérer l'économie.
Cette uniformisation planétaire rencontre des échecs et se heurte à des résistances. L'examen de ces limites constitue précisément la seconde partie de l'ouvrage.

Les échecs sont flagrants tant sur le plan économique que sur le plan politique. Sur le plan économique, ce sont ces cathédrales industrielles qui rouillent dans le désert, ces projets pharaoniques, ces éléphants blancs, comme on dit en Amérique latine, ces projets safari, comme on dit en Côte d'Ivoire ; évidemment, ils ont entraîné des dépenses budgétaires inconsidérées et celles-ci ont enfoncé à l'heure actuelle les trois quarts du tiers monde dans la dette jusqu'au cou - pour reprendre le titre de l'ouvrage de Susan George. Ce sont aussi les faillites et les éclatements des États sur le plan politique : coups d'État à répétition, guerres civiles endémiques; partout, en Afrique en tous cas, on assiste à ces processus.

Les résistances sont à la fois les survivances et les permanences de croyances, de pratiques, de savoir-faire, de structures sociales, de modes de vie, mais ce sont aussi les dynamiques originales d'auto-organisation, de réorganisation des exclus, créations de toutes natures qui sortent assez largement de la logique occidentale. On assiste à ce que j'appelle une sorte de tentative de synthèse entre la tradition perdue et la modernité inaccessible. Dans la lutte pour la survie, se dessineraient en quelque sorte en pointillés les traits d'une voie alternative. Ce travail je le repère à trois niveaux : au niveau imaginaire, au niveau sociétal et au niveau économique.

Au niveau imaginaire, cela concerne la prolifération de nouvelles croyances, de cultes syncrétiques, de sectes de toutes sortes, de mouvements messianiques qui travaillent, agitent le tiers monde pour le meilleur et pour le pire. Ce sont des bricolages idéologiques mais des bricolages qui ont cette fonction de donner sens à un vécu dans un univers en explosion - ce qui n'est pas une mince affaire. Au niveau sociétal, il s'agit de l'invention dans les bidonvilles et les banlieues de réseaux complexes de solidarité construits selon la logique des clans, des lignages, et qui produisent en quelque sorte du lien social au coeur de la déréliction. On les trouve aussi bien dans les barriadas et autres favellas d'Amérique latine que dans les cités d'Afrique noire. Au niveau techno-économique enfin, cela vise la prolifération de ce que j'appelle la nébuleuse de l'informel : artisans, petits métiers, bricoleurs fabricant dans une ingéniosité incroyable les biens et les services dont cette société "en gestation" a besoin et qui produisent leur vie dans la débrouille, entre la récupération des déchets de la modernité et la délinquance. Ces trois niveaux sont, bien sûr, souvent articulés ensemble et, dans certains cas très favorables, le mélange donne naissance à ce qui pourrait dessiner les traits d'une authentique post-modernité.

Pour conclure ce bref parcours, je voudrais revenir sur le rejet du développement alternatif qui a été si souvent mal compris. Il s'agit là, en effet, du prolongement de la thèse centrale de "Faut-il refuser le développement ? ". En outre, c'est précisement cela qui donne sens au projet de reconstruction du lien social sur lequel s'achève la "tétralogie" avec La planète des naufragés. Le développement alternatif est une monstruosité conceptuelle qui a la vie dure. Pour mieux me faire entendre, j'aurai recours à une parabole. Il y a un peu plus de cent ans est née une grande espérance pour l'humanité, grande espérance surtout pour les humiliés et les opprimés ; cette espérance s'est appelée socialisme. Il y a maintenant un peu plus de 70 ans, des hommes généralement généreux, courageux, ont entrepris de construire cet idéal, de le construire principalement dans ce qui s'est appelé l'Union soviétique, mais ils ont aussi tenté de le construire à l'échelle mondiale. Pour réaliser cet idéal, des générations et des générations d'hommes ont été sacrifiées comme chacun sait, et il a fallu tous ces sacrifices et tout ce temps pour comprendre finalement ce que signifiait le socialisme. A savoir que le socialisme signifiait le socialisme réellement existant et que le socialisme réellement existant signifiait le goulag, plus la nomenklatura, plus Tchernobyl. Il y a trente ans, est née une autre espérance, une espérance qui a été aussi grande pour le tiers monde que le socialisme l'avait été pour le prolétariat, mais une espérance qui était encore peut-être plus contestable au départ, plus suspecte dans ses fondements (les Lumières, l'universalisme, etc.) que le socialisme. Cette espérance s'est appelée le développement. Alors, je suis très inquiet; je me demande s'il va falloir attendre encore plus de quarante ans pour qu'on comprenne que le développement signifie ledéveloppement réellement existant et que le développement réellement existant signifie la guerre économique sans pitié, le pillage de la nature sans limite, l'occidentalisation du monde et l'uniformisation planétaire totale, le génocide et l'ethnocide de toutes les autres cultures. Je crois qu'il faut casser la langue de bois développementiste et comprendre une fois pour toute qu'il n'y a pas d'autre développement que le développement.

Le développement dans l'idéologie occidentale est le bien, c'est même le bien à la puissance quatre ; on peut le démontrer ; développement signifie bonne croissance, la croissance, de toute façon, c'est bon en soi, c'est le résultat d'un bon comportement, etc. Donc, on peut ajouter au développement tous les qualificatifs que l'on voudra, on ne le rendra pas meilleur ; il est déjà excellent dès l'origine. Le développement est bon par essence. Par conséquent, un bon développement c'est un pléonasme. Cette stratégie incantatoire de conjuration du maléfice du développement est le meilleur indice du problème sous-jacent. Je crois que le débat entre le développement alternatif et l'alternative au développement n'est pas qu'une question de mots. Il s'agit précisément d'une question de significations imaginaires sociales. C'est pour cela qu'on est tant "accro" avec le développement. Le dilemme du concept de développement me paraît être le suivant : soit par le mot développement on désigne tout et son contraire - en particulier, si on appelle développement toutes les expériences historiques de dynamisme culturel - alors le terme n'a aucune signification. Il y a eu plusieurs réussites de civilisation dans l'histoire ; la Chine des Han, certaines expériences en Amérique latine, celle des Aztèques, celle des Incas, étaient semble-t-il assez satisfaisantes, mais tout cela n'avait rien à voir avec le développement. Si on appelle cela développement, le développement ne veut rien dire, et s'il ne veut rien dire, autant s'en débarrasser et l'éliminer de notre vocabulaire. Soit ce concept a un contenu propre et alors ce contenu désigne précisément - et ne peut désigner - que ce qu'il possède de commun avec l'expérience occidentale de développement économique. Quel que soit donc l'adjectif que l'on va lui accoler après, c'est cette partie commune qui constitue la justification de l'utilisation du concept, et ce contenu commun, explicite ou implicite, c'est nécessairement la croissance économique ; mais la croissance économique c'est nécessairement l'accumulation du capital.

Or précisément, ce noyau dur de l'accumulation illimitée de capital est lié à des significations imaginaires sociales, c'est-à-dire à des valeurs, des croyances qui sont essentiellement occidentales : le progrès, l'universalisme, la maîtrise de la nature, la rationalité quantifiante, etc. N'est-ce pas justement cela qu'il s'agit de remettre en question ? Je crois, et en tous cas c'est la foi qui m'anime personnellement, que les peuples opprimés, exploités, étranglés, ne veulent ni du développement réellement existant, ni même des mirages du développement dont ils ont vécu les conséquences, ils aspirent tout simplement à survivre d'abord et si possible à vivre bien, et pas nécessairement à vivre plus, ce qui ne veut rien dire. Autrement dit, ils aspirent à vivre selon leurs valeurs, selon leurs propres choix culturels et non pas à être broyés dans cette espèce de course insensée au plus haut P.N.B. par tête que nous vivons depuis quelques décennies.

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