LA LIGNE D'HORIZON   CRITIQUE DU DÉVELOPPEMENT

les amis de François PARTANT

Recension d'un futur sans avenir

Philippe Gruca

(Une première version de ce texte est parue dans Entropia, n° 10 : Aux sources de la décroissance, Parangon, printemps 2011, p. 217-220)

Groupe Oblomoff, Un futur sans avenir. Pourquoi il ne faut pas sauver la recherche scientifique, Montreuil, L’échappée, 2009.

« La précarité, ce n’est pas seulement un "emploi aidé", des horaires fluctuant à l’envi et le travail dominical forcé. C’est se demander si le métier qu’on exerce existera encore dans cinq ans ; ne rien laisser derrière soi dont on puisse être fier et où l’on puisse se reconnaître ; ne jamais savoir si les gens que l’on côtoie quotidiennement ne seront pas mutés par leur boîte à l’autre bout du pays, ou du monde ; ne pas reconnaître les lieux où l’on a grandi après le passage des promoteurs et des urbanistes ; se demander s’il faudra faire une FIV (fécondation in vitro) pour avoir un gosse ; craindre la nourriture que l’on mange, l’air que l’on respire ; les conséquences des récentes catastrophes nucléaires ; s’inquiéter des prochains virus ou se douter que les poissons que l’on va pêcher dans la rivière d’à côté ne sont plus comestibles. Ce que traduisent tous ces sentiments, c’est que nous avons perdu toute maîtrise sur notre environnement matériel immédiat, sur ce qui fait la substance de notre vie quotidienne. » [p. 63-64]

Comment ? D’un recueil de textes sur la « recherche scientifique » ? Ces réflexions relèvent bien entendu de préoccupations fondamentales mais, voyons, elles sont furieusement hors-sujet sur la question de la recherche scientifique !

S’il nous vient spontanément à l’esprit, à la lecture de ces quelques lignes, qu’elles n’ont pas grand-chose à voir avec l’activité scientifique qui s’exerce aujourd’hui, peut-être est-ce précisément parce que celle-ci est furieusement hors-sujet sur nos préoccupations fondamentales… Il s’agit en effet de la thèse que présentent les auteurs de ce livre, qui ont quelques raisons de revendiquer un « droit à la paresse pour les chercheurs » [p. 18]. Auteurs qui, malheureusement pour notre confort intellectuel, ne sont pas d’affreux obscurantistes qui n’y connaissent rien mais, pour la plupart d’entre eux, des enseignants-chercheurs en activité, en démission ou post-démissionnaires. Qui fournissent donc ici une critique empirique de la recherche scientifique.

C’est durant les mouvements de grève qui ont eu lieu en 2004 dans les universités qu’ils se sont d’abord retrouvés dans un commun malaise: ils n’approuvaient pas les changements qui étaient alors annoncés par le ministère et manifestaient contre mais, dans le même temps, ils ne se retrouvaient pas dans les revendications avancées par le mouvement Sauvons la recherche – voire, étaient franchement perplexes face à certaines d’entre-elles (« Des euros pour les neutrons ! ») –, ni dans celles de l’association qui s’était constituée deux ans auparavant, la Fondation Sciences Citoyennes. C’est ainsi qu’une brochure titrée États généraux de la servitude et signée « CNRS » (« Coordination Nationale de Répression du Scientisme ») a fini par voir le jour peu de temps après, puis une autre sous la signature d’Oblomoff, La disparition des lucioles. Ces brochures, qui jusqu’ici ont circulé de manière plus informelle, notamment parmi les étudiants, sont donc à l’origine d’un livre sur la couverture duquel figure une souris-kiwi sans grand avenir. À l’image, peut-être, de ce qui est envisageable dans des sociétés où la réalisation de tout ce qui est techniquement possible est encouragée.

Oblomoff n’est pas le nom du « savant pur, hybride improbable de Galilée, Pasteur et Hubert Reeves » [p.42] mais celui qu’ils ont donné à leur « plate-forme » en référence à un croisement tout aussi peu probable entre « Oblomov » et « Chargaff ». Le premier est le personnage d’un roman russe – sorte d’anti-Stakhanov décrié explicitement par Lénine et implicitement par Christine Lagarde : « Nous possédons dans nos bibliothèques de quoi discuter pour les siècles à venir. C’est pourquoi j’aimerais vous dire : assez pensé maintenant. Retroussons nos manches. » [p. 17] Le second, Edwin Chargaff, était quant à lui un biologiste bien réel qui a fait preuve d’une réflexivité malheureusement peu commune sur le sens de son activité et de l’activité scientifique en général ; sa conclusion : « Les "améliorateurs" ont détérioré tant de choses que c’est une vertu de se tenir à l’écart de ce "mieux". » [p. 19]

Le titre de l’ouvrage est la version contractée d’une expression empruntée à Bernard Charbonneau, « Le futur triomphe mais nous n’avons pas d’avenir », que les auteurs d’Oblomoff ont utilisé à l’occasion de leurs interventions publiques – notamment en déployant une banderole lors d’une conférence de l’Université de tous les savoirs, « L’homme transgénique : un infini, des possibilités ». Ce qui, en plus de l’avoir peut-être désenchantée quelques instants, leur a valu un passage dans un reportage d’Envoyé spécial, sur France 2, à la gloire du transhumanisme et de la vie éternelle : « Un rêve sans fin » ; ce documentaire leur sert d’ailleurs désormais de support pour des discussions publiques.

L’ouvrage est composé, pour moitié, d’une mise au point sur différentes questions qui ont émergé au cours des nombreuses discussions publiques qu’ils ont organisé depuis 2004 : « Sur la médecine » [p. 20], « Pourquoi s’attaquer à la recherche en particulier ? » [p. 24], « La fonction idéologique de la notion de "science pure" » [p. 40], « Au nom de quel projet politique critiquer la recherche ? » [p. 45], « Le problème de la démission » [p.54] – pour n’en citer que quelques-unes. Ces (contre-)argumentaires ne sont pas sans rappeler les excellentes brochures du collectif « Les Renseignements Généreux » (téléchargeables et imprimables à partir du site internet www.les-renseignements-genereux.org) ; parmi celles-ci, Sommes-nous en démocratie ?, Les illusions du progrès technique et Les argumentocs peuvent d’ailleurs judicieusement compléter le propos d’Un futur sans avenir.

Dans la seconde moitié du livre, le lecteur pourra trouver ou retrouver des textes qu’on a pu jusqu’ici voir circuler sous forme d’affiches et de brochures lors de différentes occasions. Tous ont en commun une rare pertinence et de belles trouvailles dans l’écriture, qu’on sent affinée collectivement. Chacun de ces textes présente un style différent – certains sont rédigés sur un ton sérieux (« Le salaire de la peur ») [p.61] quand d’autres frôlent le sketch (« Peut-on arrêter le train de la science ? Le cas des Indiens de la faculté d’Orsay » [p. 87]). Les uns au premier degré et les autres clairement au second, à l’instar de cette offre de recrutement irrésistible dans l’industrie de la biométrie pour chercheurs en sciences humaines [p. 105-107]. Mais lorsque le mélange des deux est employé, comme dans l’affiche « Qui a peur de l’avenir radieux ? » [p. 115], celle-ci finit par se retrouver placardée par des chercheurs eux aussi tombés dans le panneau – et il y a alors vraiment de quoi s’inquiéter… Sur l’air de « La Java des Bons-Enfants » de Guy Debord – et non « Dans la rue des Bons Enfants » de Boris Vian (coquille p. 119 qui m’a été signalée par l’une des auteurs) – une chanson clôt le livre et achève en même temps de convaincre le lecteur que ces chercheurs-là ont un réel défaut de programmation : non seulement ils posent des questions qui relèvent bien de préoccupations fondamentales mais en plus, ils le font avec une vie et un humour qui brisent le langage administré – révélant souvent à quel point nous sommes endoxés par ces opérations euphorisantes dont la « Fête de la science » est sans doute le plus beau parangon. On rit, à tel point qu’on se sent lié avec les auteurs par l’amitié qu’on a envers ceux avec qui, avant qu’ils soient (ou avant qu’on l’ait soi-même été) embauchés dans tel « service » de telle « branche », on se moquait des phrases élaborées par les experts en marketing ou en gestion. Ce qui n’est d’ailleurs pas sans lien avec ce dont parle Jean-Claude Besson-Girard [voir infra]: leur analyse présente précisément cette qualité qui consiste à rester fidèle à son regard d’avant l’âge des enrôlements. Citons un passage de « Ceci n’est pas une fête » (p. 85) :

« La très douteuse Fête de la science à laquelle on nous convie est bien malvenue. À travers cet étrange "foisonnement d’activités et de manifestations", cet étalage de tubes à essai et de posters colorés, on s’emploie activement à nous jouer "Martine au labo", sur le modèle de ces historiettes élaborées pour faire croire aux enfants qu’ils sont encore nourris avec des produits de la ferme, alors que tout se passe dans de sinistres hangars concentrationnaires. […] Psalmodie macabre de nos lendemains-machines ».

La simple mise entre guillemets d’expressions servies lors de ces Fêtes de la science, telles que « s’informer sur l’avancée des progrès scientifiques et mieux comprendre le monde de demain » [p. 88] nous fait apparaître à quel point ce type de formulations constitue l’éducation au non-choix qu’Alain Gras s’épuise ensuite à déconstruire dans chacun de ses ouvrages. L’un des choix techniques qui pourraient par exemple être faits est par exemple exprimé ici en toute simplicité par l’un des « derniers indiens du plateau de Saclay » [p. 90] : « Nous pourrions discuter sur la base d’un démantèlement complet de toutes les installations nucléaires françaises d’ici… vendredi ? ».

Pour le dire d’une façon froidement bourdieusienne : si d’une dénonciation du scientisme toujours sous-tendue par l’idée d’un temps bonifiant et fléché, et financée par l’État, il peut résulter un discours du type « Sauvons la recherche » – le discours ici porté est le produit d’une réflexion à la fois critique vis-à-vis de cette histoire-progrès et affranchie de ces financements (ou du moins, prenant pleinement le risque de cet affranchissement). Lorsqu’on apprend que c’est « au moment où les pouvoirs économiques – financiers, industriels – et politiques – grands corps de l’appareil d’État en plein essor – ont le plus besoin des savoirs scientifiques que l’idée de science, singulière, pure et désintéressée, émerge dans la conscience collective » [p. 32], qu’on note le paradoxe des deux lieux communs suivants : « la science n’est pas responsable du mauvais usage que les hommes en font »/ « c’est à la science moderne que nous devons les bienfaits du monde moderne » [p. 25], il y a déjà de quoi réfléchir. Mais lorsqu’on comprend que le système de la recherche est tout entier tourné vers l’innovation (à visée technologique, bien sûr), on comprend en même temps que s’intéresser à ses fondements n’est pas réservé à ceux qui « en vivent ». Autrement dit : même si tu ne t’occupes pas de la recherche, la recherche, elle, s’occupe activement de toi.

Elle nous condamne au luddisme – cette attitude amoureuse des techniques maîtrisable par tout un chacun et donc hostile à la technologie – dont Kirkpatrick Sale ou, plus récemment, François Jarrige nous ont fourni une histoire. Hier, un non-débat sur les OGM ; aujourd’hui, un novlanguément intitulé « débat public » sur les nanotechnologies qui n’est rien d’autre qu’une opération visant à légitimer « démocratiquement » les décisions déjà prises, et les investissements colossaux qui s’y rapportent ; quant à la nouveauté qui va « bientôt sortir » : Hypervisor, méta-système de gestion des outils de vidéosurveillance et de géolocalisation à l’usage des plus offrants. On trouvera par ailleurs de nombreuses informations sur le site www.piecesetmaindoeuvre.com au sujet de ces applications logiques de la recherche actuelle, ainsi que des textes de ses démissionnaires (notamment Pourquoi j’ai quitté le CEA, qui ne nécessite même pas de « sav[oir] encore que le monde n’est pas une machine » [p. 43] pour y être sensible…).

Signalons pour finir que ce véritable débat posé par le groupe Oblomoff aurait pu avoir lieu quarante années plus tôt, et ceci au cœur de l’institution la plus prestigieuse de la recherche française. Alexandre Grothendieck, lauréat de la médaille Fields en 1966 (le fameux « prix Nobel des mathématiques », décerné tous les quatre ans), avait choisi d’intituler son cours donné au Collège de France « Faut-il continuer la recherche scientifique ? ». Cette question suscita alors un vif intérêt chez le reste des professeurs de l’institution : son enseignement ne fut pas renouvelé.

Philippe Gruca

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