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Relocaliser les activités : une nécessité, mais comment ?

Ingmar Granstedt

Chapitres

Beaucoup connaissent l’exemple du pot de yaourt et de son long voyage pour arriver au rayon de la grande surface où on l’achète. Une chercheuse allemande a fait ce calcul au début des années 1990. [1] Elle a pris un pot de yaourt aux fraises fabriqué par une coopérative laitière à Stuttgart et elle a repéré tous les ingrédients et matériaux nécessaires, depuis le ramassage du lait dans les fermes jusqu’au pot emballé, distribué et mis en rayon. Puis elle a calculé le total des km de tous les transports de tous ces éléments au cours du processus : 36 km en moyenne pour le transport du lait des 5930 fermes jusqu’à la coopérative, 1246 km pour les fraises venant de Pologne, 546 km pour les différentes matières entrant dans la fabrication du pot en verre, 917 km pour les ferments lactiques venant du Nord de l’Allemagne,… Et ainsi de suite, pour le papier des étiquettes, leur impression, la colle, l’aluminium des couvercles, le conditionnement en carton, le film plastique, l’emballage de gros, etc. Et pour finir, les 668 km en moyenne entre l’usine à yaourts et les grandes surfaces de vente au détail. Le total fait 9115 km ! Et l’énergie consommée par tous ces transports représente 6 ml de fioul par pot, de quoi déplacer un camion sur 14,2 m. Pour chaque petit pot !

Ce n’est là qu’un petit exemple de la dislocation du tissu des activités humaines complémentaires – celles qui sont nécessaires à un banal pot de yaourt - et de la dislocation des territoires que les hommes habitent, au profit d’un espace économique sans limites, un espace abstrait où n’importe quoi peut être transporté d’un point à l’autre, n’importe où. C’est maintenant devenu la façon normale de produire et de consommer à travers le monde.

Un processus en spirale

Mais depuis la publication de cette étude allemande, il y a une douzaine d’années, le phénomène s’est accéléré. Les distances parcourues ont augmenté. Elles ont augmenté entre les divers maillons des chaînes de fabrication, entre les différentes unités de production tout au long de la filière aboutissant au produit final, et elles ont augmenté aussi dans la distribution commerciale des produits finis pour atteindre les consommateurs sur des marchés de plus en plus éloignés. Dans son livre, Le grand bazar mondial, Laurence Benhamou donne plein d’exemples, après avoir interviewé ces hommes aux avant-postes que sont les acheteurs travaillant pour les grands groupes et les centrales d’achat de la grande distribution. Prenons un modèle de vélo conçu en France et vendu par Décathlon : les cadres viennent à 70 % de Chine et de Taiwan et à 30 % du Portugal, les éclairages et garde-boue de France, les jantes de Belgique ou d’Espagne, les dérailleurs sont américains mais fabriqués en Irlande, les selles et les pédales viennent d’Italie, les leviers de freins du Portugal, les pneus de Thaïlande et les rayons de Suisse. Au total, de 30 pays différents. Décathlon a 18 bureaux d’achat dans le monde, qui prospectent en permanence les fournisseurs au meilleur prix. Et l’entreprise vend ses vélos en Europe, au Brésil, aux Etats-Unis, et ailleurs…

Autre exemple : une poêlée de légumes de la marque Bonduelle. Les choux-fleurs peuvent venir de Pologne, les choux de Bruxelles du Guatemala, les poivrons de Turquie ou d’Espagne, les asperges du Pérou, les haricots du Kenya, les champignons et les petits pois de Chine,…

Autres exemples encore : les flacons d’un parfum lancé par l’entreprise Interparfums font l’aller-retour de la France à Shanghaï, en Chine, soit 20 000 km, pour que des ouvriers chinois y posent seulement un motif de décoration, à un coût moitié moins cher qu’en France. De même, les foulards Hermès, encore fabriqués en France, sont envoyés à Madagascar rien que pour y faire faire l’ourlet roulé. [2]

Dans cette formidable dislocation en tous sens des activités humaines à travers l’espace mondial, les transports sont évidemment le moyen indispensable à la circulation des flux de produits d’un point quelconque de l’espace à un autre. Il n’est pas étonnant que le transport maritime de conteneurs explose, en particulier à partir de l’Asie. A l’intérieur de l’Union européenne, les transports routiers de marchandises (mesurés en tonnes-kilomètres) ont augmenté de plus de 50 % entre 1990 et 2001. Et au niveau mondial, on prévoit encore un doublement entre 2000 et 2020 de la demande de transports routiers de marchandises. (En France, ces transports avaient déjà quasiment doublé en quinze ans, entre 1985 et 2000 ; le rail et les voies fluviales restant à niveau à peu près inchangé. En 2003, les camions assuraient 79 % du trafic de marchandises en France). [3]

Or, on sait que les transports (voyageurs plus marchandises) absorbent un quart de l’énergie produite dans le monde et rejettent aussi un quart du CO2 émis dans le monde. Ils contribuent donc largement au réchauffement climatique et à ses conséquences chaotiques.

Si je donne ces chiffres, c’est pour donner une idée de la déconnexion en cours entre les territoires habités concrètement par des humains et l’espace économique abstrait du marché dont ils sont sensés vivre. Une déconnexion que le toujours-plus en moyens de transports et les travaux pharaoniques qu’il implique (comme les 53 km de tunnel du TGV Lyon-Turin) servent à entretenir et à promouvoir.

Or, depuis quelques années, cette déconnexion est en train de s’accélérer, comme si les vannes étaient maintenant ouvertes et les digues rompues. Il faut voir ici combien nous sommes pris dans le jeu guerrier de la concurrence sans fin, à tous les niveaux et dans pratiquement tous les secteurs de la vie économique. Cette loi de la guerre économique qui oblige à “ tuer pour ne pas être tué ” : prendre le marché des concurrents et les écraser, de peur qu’ils ne vous raflent votre part de marché et ne vous éliminent. Détruire les emplois chez les autres pour ne pas perdre les siens.

Tout cela va maintenant de plus en plus vite et entraîne dans son tourbillon populations, recherche scientifique et innovations technologiques. Les entreprises déplacent leurs lieux de fabrication et les commandes à des fournisseurs et sous-traitants d’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre, au gré des différences de coûts de fabrication, dont les salaires en premier lieu, bien sûr. Les plus dures, les plus rapides et les plus massives par leurs effets, sont les entreprises de la grande distribution et les grandes marques. Interrogés par un cabinet de consultants en 2004, les responsables des achats de 238 grands groupes européens et américains, déclaraient vouloir doubler dans les trois ans à venir leurs commandes directes dans des pays à bas coûts, principalement en Chine et en Inde. Ce qui voulait dire : ramener en 3 ans de 45 % à 36 % leur approvisionnement dans leur pays d’origine. [4] Soit 9 % de moins en 3 ans. A ce rythme-là, il ne resterait que 25 % en 2010. C’est autant d’emplois dans les industries de main-d’œuvre occidentales qui partent ailleurs en quelques années !

Et bien sûr, rien ne garantit que la plupart de ces emplois resteront en Chine ou en Inde, puisque dès que les salaires augmenteront là-bas, les acheteurs déplaceront les commandes vers le Bangladesh, l’Indonésie, ou ailleurs. Et ainsi de suite, dans un jeu sans fin sur les différences de coûts salariaux. En quelques semaines une commande de 3 millions de paires de chaussures, par exemple, peut basculer d’usines situées dans un pays asiatique à d’autres usines, moins chères, dans un autre pays d’Asie. [5]

Mais dans le même temps, nous sommes à une époque d’explosion des connaissances scientifiques dans des domaines nouveaux, tels que la numérisation et la communication, les manipulations génétiques, les nanotechnologies, le cerveau humain… La dynamique concurrentielle se saisit de toutes ces recherches et de leurs transformations potentielles en innovations pouvant être mises sur le marché. Pouvoir savoir, c’est à terme pouvoir faire, et donc pouvoir acquérir une avance sur les concurrents dans les procédés et les produits. Les entreprises s’arrachent les innovations pour les appliquer au plus vite et avaler leurs concurrents, de peur que ceux-ci ne les devancent et ne les éliminent. Il faut “ tuer pour ne pas être tué ”. Ce qui, à son tour, contribue à déplacer les lieux de production vers les endroits où se trouvent les boîtes les plus innovantes du moment.

Cette folle dynamique concurrentielle qui a maintenant envahi le monde est en elle-même sans fin : il y aura toujours plus compétitif quelque part ailleurs. Elle engendre aussi une énorme fracture : d’un coté de la balance on a une terrible recherche de puissance pour plus de puissance encore, une puissance sans limites, (par la finance, les moyens industriels et technologiques, la recherche et l’innovation, les transports), et de l’autre côté de la balance, on a une dramatique destruction des liens sociaux et culturels. En Occident comme en Asie, au Nord comme au Sud, les liens se défont, les individus sont précarisés, mis en migration, ballottés et privés de repères culturels. C’est une formidable “ divergence ” qui se produit, grosse de déflagrations violentes, sociales, terroristes et militaires. Georges Balandier la diagnostique de façon remarquable dans Le grand dérangement et Jean-Pierre Dupuy aussi, sous un autre angle, dans Retour de Tchernobyl. [6]

C’est pourquoi il faut absolument chercher à re-localiser les activités humaines, à reconstituer dans les territoires que les humains habitent ce qui leur permet concrètement d’exister et de vivre ensemble. L’échelle de la vie qui croît et s’épanouit, c’est d’abord celle de communautés perceptibles, limitées, ce qui ne veut pas dire fermées. Ce sont des liens de proximité qui passent en particulier par le travail, par le souci actif de maintenir et de créer ce qui est nécessaire à la vie. Paradoxalement, je dirais que c’est parce que la partie semble maintenant irrémédiablement perdue que le combat devient indispensable, parce que d’une urgence vitale. Il faut y croire, même si tout semble aller en sens inverse.

Mais comment faire quand on est pris dans la spirale d’une concurrence obligatoire et sans fin ? En l’état actuel des choses, les solutions politiques globales me paraissent illusoires. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut cesser de les rechercher, mais c’est à plus long terme. Dans l’immédiat, nous sommes renvoyés à nous-mêmes. Je vais donc suggérer, en la résumant, une perspective qui part de ce que chacun peut faire. Parce que sans les initiatives personnelles et en petits groupes, il ne se fera rien, absolument rien. J’ai présenté cette perspective dans un petit manifeste, Peut-on sortir de la folle concurrence ? [7] Elle lie plusieurs démarches à la portée de chacun en tant que consommateur, d’une part, et dans la vie professionnelle, d’autre part. Je me permets d’y renvoyer pour plus de détails, et surtout pour une argumentation un peu plus développée concernant l’indispensable « remaillage des territoires » à l’abri de la concurrence, argumentation que je ne peux pas reprendre ici.

Que peut-on faire d’abord en tant que consommateur ?

1)    Première chose faisable, lorsque subsiste encore une production locale, c’est de soutenir celle-ci. Autrement dit, d’acheter de préférence aux producteurs locaux. L’alimentation est, bien sûr, le cas typique et où l’apprentissage est le plus accessible. Choisir les paysans producteurs vendant sur la place du marché plutôt que les rayons de l’hypermarché. Ou bien le petit fabricant de portes et fenêtres utilisant du bois local plutôt que le gros qui importe des bois tropicaux. De même pour certains services encore fournis localement.

Mais la difficulté augmente dès qu’on veut savoir d’où viennent d’autres produits, tels que vêtements, chaussures, meubles ou outils de bricolage, par ex. Sauf exception, il n’est pas obligatoire en France de signaler sur l’étiquette le pays d’origine. Et souvent, ce qui est apparemment fait ici, est en fait le résultat de nombreuses sous-traitances ou fournitures venant d’autres continents. On est donc obligé de jouer au détective pour en savoir un peu plus avant de faire ses achats. Mais cette recherche d’information est déjà un acte de résistance, qui conduit à rencontrer d’autres personnes et à entrer dans des réseaux plus actifs.

2)    Deuxième chose faisable : refuser de succomber au chantage publicitaire de l’innovation obligatoire, qui pousse à laisser tomber une marque pour une autre. Faut-il céder, au moment d’acheter, à l’attrait de la dernière nouveauté d’un produit de marque, quand un producteur plus proche géographiquement offre un produit moins “ innovant ” ? Est-ce indispensable ? Ne vaut-il pas mieux soutenir celui-ci, quitte à ne pas profiter du dernier avantage disponible sur le marché ?

3)    Troisième action possible du consommateur : choisir de payer un peu plus cher, dans le but de sauvegarder ce qui reste encore du tissu d’activités locales, ou de soutenir des gens qui entreprennent localement et qui ont de la peine à démarrer. C’est le prix de soutien politique. C’est-à-dire qu’on se situe volontairement en dehors du calcul coût/avantages parce qu’on donne la priorité au choix politique de soutenir les moyens d’existence d’une communauté humaine locale. Le vivre ensemble et l’explicitation personnelle de ses raisons de vivre peuvent valoir qu’on y perde financièrement. A chacun ici de faire les arbitrages selon ses revenus et ses possibilités budgétaires.

Mais attention à ne pas se défausser trop vite, sous prétexte qu’on n’a pas les moyens de faire cela… Si les centrales d’achat de la grande distribution, en concurrence féroce entre elles, sont jour et nuit à la recherche des producteurs les moins chers en Asie, en Amérique du Sud ou en Europe de l’Est, c’est bien parce que les consommateurs, que nous sommes, se ruent sur les prix les moins chers et demandent cela. Le consommateur est le meilleur complice de la destruction des emplois locaux lorsqu’il cherche à profiter de la guerre des prix entre les grandes enseignes. C’est un cercle vicieux très dangereux. Acheter moins cher suppose en effet de faire fabriquer de plus en plus loin, là où salaires et conditions de travail sont misérables, ce qui supprime en Europe des activités locales ou nationales, ce qui fait baisser les revenus d’une partie croissante des ménages, ce qui les fait courir après les produits les moins chers, ce qui relance la concurrence féroce entre distributeurs traquant le fournisseur ou le sous-traitant encore moins cher dans le monde, ce qui supprime encore des emplois locaux,… et ainsi de suite. [8] Jusqu’à quel point le niveau de revenu du consommateur peut-il lui servir d’alibi pour continuer à participer à ce jeu de massacre ?

Il y a maintenant des agences qui organisent sur Internet des enchères électroniques inversées entre des entreprises voulant passer de grosses commandes et des fournisseurs situés n’importe où dans le monde. [9] C’est la bourse aux rabais draconiens et aux délocalisations, avec la complicité des consommateurs, insouciants et ravis.

Accepter de payer un “ prix de soutien politique ”, c’est une manière de refuser ce jeu destructeur. Destructeur aussi pour les pays “ émergeants ”, comme on dit bêtement, parce qu’ils subissent le même jeu de massacre aussi, entre eux. Les usines de confection des grandes marques quittent déjà les pays du Maghreb et l’Ile Maurice pour les pays asiatiques. Où elles seront tout aussi mobiles.

Que peut-on faire en tant que salarié dans la vie professionnelle ?

Passons de l’autre côté du miroir, là où nous ne sommes pas des consommateurs mais des producteurs, des travailleurs actifs (sauf situation de chômage). Malgré tout, malgré la folle concurrence obligatoire, est-ce qu’il y a moyen d’utiliser certains leviers de l’entreprise où l’on travaille pour en faire un acteur partiel au profit du local ? Je vois 3 pistes de réflexion.

1) La première chose à faire à l’intérieur de l’entreprise où l’on travaille, c’est d’oser penser ouvertement contre l’impératif de concurrence, cette loi que ses salariés subissent durement et relancent, tout à la fois. Oser penser soi-même pour résister dans sa tête d’abord. Sans quoi, on n’aura jamais d’imagination sur le lieu de travail. Mais oser aussi en parler avec des collègues de travail, sans quoi on ne trouvera jamais des complices, des alliés avec qui réfléchir et trouver comment agir concrètement. C’est risqué, bien sûr, parce qu’on peut être vite marginalisé et considéré par les collègues comme peu fiable, et devenir la cible désignée d’un futur licenciement. Il faut donc y aller avec tact et beaucoup de flair. Mais c’est le b a ba. A chacun de voir comment et avec qui amorcer ces dialogues de dissidence avouée. Le but est de repérer ceux qui sont suffisamment écoeurés déjà par ce qu’ils subissent ou sont obligés de faire professionnellement pour oser se l’avouer et en parler en confiance avec quelqu’un. Les discussions qui ont eu lieu l’année dernière à l’occasion du referendum sur le projet de Constitution européenne peuvent être un premier révélateur auquel se fier et donner suite.

2) La deuxième chose qui semble possible, du moins à un certain degré, variable selon le type d’activité de l’entreprise, c’est de jouer sur les approvisionnements. Lorsque l’entreprise passe ses commandes à des fournisseurs ou à des sous-traitants, le critère essentiel du choix, en termes de gestion, c’est de prendre le moins cher à qualité ou avantages équivalents, frais de transport inclus. A l’intérieur des contraintes de la concurrence généralisée et sans frontières, l’entreprise ne peut guère faire autrement, c’est la dure loi du marché. Mais n’y a-t-il pas des cas où des fournisseurs ou des sous-traitants font des offres à prix sensiblement égal ? Et dans ces cas-là, ne peut-on pas introduire dans la gestion des approvisionnements de l’entreprise le principe explicite de favoriser celui qui est géographiquement le plus proche ? Autrement dit, introduire la proximité relative comme critère explicite de décision ?
Cela ne devient évidemment concevable dans l’entreprise que si on est déjà arrivé à parler un peu ouvertement entre collègues de l’obligation concurrentielle et de la nécessité d’en sortir.

3) Troisième chose envisageable : une réflexion sur la taille des investissements. C’est à plus long terme. En effet, il ne pourra y avoir un jour re-localisation sérieuse des activités que si on inverse peu à peu la conception dominante du rapport entre entreprise et technologie. Sur la lancée de la révolution industrielle du 18ème siècle, on continue dans l’ensemble à considérer que la puissance des investissements est une arme décisive dans la concurrence. Plus les unités de production sont puissantes et performantes, mieux elles peuvent pénétrer et conquérir des marchés lointains. La taille des investissements en machines et équipements technologiques divers – y compris dans les moyens de transport, comme la ligne Lyon-Turin - est devenue un facteur décisif de la déconnexion entre l’espace économique mondialisé et la vie des humains dans les territoires locaux où se déroule leur existence. Avec des moyens puissants de production, de transport et de distribution, on a sur les marchés du monde des “ armes de destruction massive ” contre les concurrents. Et là aussi, il y a une véritable course aux armements.

L’enjeu, pour y résister, consiste à faire passer peu à peu, à l’intérieur de l’entreprise où l’on travaille, l’idée que la vie locale a besoin d’investissements de petite taille et qu’il faudrait changer d’échelle. Seule la petite échelle, techniquement réfléchie, peut à terme favoriser une re-localisation importante des activités. Seuls des équipements conçus en fonction du local et de son échelle réduite pourront un jour faire vivre le local.
Si on veut aller dans cette direction, il faut franchir au moins deux barrages. D’abord celui de pouvoir aborder le sujet avec des collègues de travail, et en particulier avec ceux qui détiennent l’information et les connaissances en la matière. Ensuite, celui de sortir du préjugé techniciste dominant, qui veut que l’avenir (de l’entreprise, de l’économie et des populations en général) dépende de la puissance des moyens techno-scientifiques et qui martèle que c’est là le sens du “ progrès technique ”, le seul sens possible de ce “ progrès ”.
Il y a pourtant des bifurcations possibles dans l’évolution des connaissances scientifiques et de leurs applications techniques. En voici deux exemples.

  • En 1888, au tout début de l’électrification, Edison défendait aux Etats-Unis l’idée de créer un réseau électrique à basse tension de 12 ou 24 volts. Mais il fut converti à la haute tension par Westinghouse, et c’est le chemin qui a été pris depuis, partout. Que seraient devenus les usages de l’électricité, si on avait pris la bifurcation vers la basse tension ? Le monde actuel aurait été très différent, sans doute. [10]
  • Le choix entre micro-informatique (PC disséminés partout) et gros serveurs. Ici les deux lignées technologiques coexistent vraiment, mais avec des applications très différentes.

Depuis deux siècles, l’Occident reste pourtant aveugle aux bifurcations qui se présentent dans le développement des moyens techniques que les entreprises mobilisent. Par obsession de la puissance. Nous ne voyons massivement qu’une seule orientation possible, celle qui va dans le sens d’un accroissement de puissance, alors que d’autres choix se présentent implicitement mais ne sont même pas explorés. Quand une bifurcation se présente, ou bien on ne la voit même pas, on ne voit pas la possibilité d’une autre voie d’application techno-logique, ou bien elle est aussitôt oubliée ou bouchée par le désintérêt et le mépris. On ne voit que la grande ligne droite de l’autoroute du progrès. Et tout ce qui est découvert et mis au point est coulé dans le moule culturel préconçu de la puissance.
Seul un débat interne à l’entreprise, mais articulé avec des recherches et des débats poursuivis à l’extérieur, pourra un jour mettre en évidence les réorientations possibles des connaissances scientifiques et techniques déjà acquises vers la petite échelle. Et seule la petite échelle peut convenir à une re-localisation conséquente des activités, favorisant l’existence et la vitalité des communautés humaines locales.

Un exemple heureux et tout récent qui va dans ce sens : des chercheurs un peu originaux du MIT, aux Etats-Unis, ont mis au point ce qu’ils appellent un “ Fab Lab ” ou laboratoire de fabrication. C’est une sorte de mini-usine composée d’une dizaine de machines polyvalentes informatisées et conçues pour permettre à un village de 5000 habitants en Inde d’inventer et de fabriquer lui-même le matériel dont il a besoin (par exemple, un détecteur de lait tourné, un équipement pour stocker l’électricité pendant les coupures de courant, des pièces de rechange pour l’unique photocopieuse, etc.). Le Fab Lab comprend des machines à commande numérique miniaturisées, tenant sur un bureau, et des logiciels pour programmer des microprocesseurs bon marché. [11] On voit là l’option claire et nette pour la bifurcation vers l’échelle du local et de sa vitalité propre.

Une question de dignité humaine

Ces quelques pistes de réflexion, à partir de la consommation et de la vie professionnelle, sont évidemment complémentaires. L’approche par la vie professionnelle a besoin du soutien que nous pouvons apporter en tant que consommateurs critiques. Sans la fidélité croissante des consommateurs que nous sommes, les producteurs locaux, survivants ou à venir, ne pourront pas résister à la concurrence du grand large. Et sans initiatives internes aux entreprises, il n’y aura rien à offrir aux consommateurs comme production locale.

Mais sur un autre plan aussi, celui de la psychologie collective, il y a une complémentarité. Le stress et la peur de perdre son emploi sont évidemment parmi les causes principales de l’écrasante résignation actuelle des gens à subir et à reproduire la concurrence les uns contre les autres, alors qu’ils en souffrent pourtant de plus en plus, et cela dans tous les pays. [12] Mais n’y a-t-il pas aussi une sorte de honte ou de mensonge quotidien qui les ronge et les empêche de vouloir résister vraiment ? Je veux dire ceci: comment pourrait-on oser devenir ouvertement critique sur son lieu de travail, si en même temps on est prêt, dès qu’on a quitté le boulot, à faire ce qui justement accentue la pression concurrentielle dont tout le monde souffre, à savoir se précipiter sans états d’âme sur les offres d’achat les moins chères ou les plus alléchantes ? Peut-on devenir un salarié critique et dissident, s’opposant vraiment à la logique concurrentielle qui déterritorialise et délocalise à tout va, si en tant que consommateur on est prêt à trahir chaque jour cette position pour profiter de cette même concurrence ? Je me demande si la désinformation systématique dans laquelle les médias nous baignent ne trouve pas un allié parfait dans ce fait psychologique, parce qu’il ajoute à l’ignorance massivement entretenue l’ignorance qui vient de ce que, consciemment ou inconsciemment, on ne veut pas en savoir plus.

Je termine sur cette interrogation inquiète. Si elle était un jour démentie par les faits, je serais le premier à m’en réjouir. Elle ne vise évidemment pas à décourager les débats sur la perspective suggérée ici (et d’autres pistes dans le même sens), encore moins à dissuader d’en explorer concrètement les possibilités. Je crois seulement que cette interrogation nous met devant un véritable défi existentiel : n’est-ce pas lorsque tout semble nous entraîner irrémédiablement vers un certain chaos, qu’il devient justement urgent, vital, de chercher des issues au milieu de ce chaos probable ? Tout simplement parce qu’il en va de notre dignité d’êtres humains.

Notes

[1] “ Le voyage d’un yaourt aux fraises ”, dans Silence, n° 167/168, juillet/août 1993.
[2] Laurence Benhamou, Le grand bazar mondial, Bourin Editeur, 2005. Exemples cités, p. 19-20 et 96
[3] Voir Le Monde Diplomatique de janvier 2005, p. 14 et 16-17.
[4] Le grand bazar mondial, p. 212.
[5] Le grand bazar mondial, p. 212.
[6] Georges Balandier, Le grand dérangement, PUF, 2005. Jean-Pierre Dupuy, Retour de Tchernobyl. Journal d'un homme en colère, Seuil, 2006, voir en particulier les pages 122 à 136.
[7] Publié par La ligne d'horizon, 2006, 98 pages. Texte disponible gratuitement sur http://www.lalignedhorizon .net
[8] Souligné par Laurence Benhamou, Le grand bazar mondial, p. 208 et 233-234.
[9] Le grand bazar mondial, p. 214-218.
[10] Alain Gras, Fragilité de la puissance, Fayard, 2003, p. 109.
[11] " Mini-usine à miniprix ", dans Libération des 14-15 mai 2005. Six autres Fab Lab sont expérimentés en Inde, au Costa Rica, en Afrique du Sud, en Norvège et dans un quartier populaire de Boston, aux Etats-Unis. voir vigyanashram.com et cba.mit.eedu/projects/fablab/.
[12] Il faudrait ajouter ici l'analyse de Christophe Dejours sur le rôle de la souffrance au travail, qui croît avec la guerre économique néo-libérale, dans l'élaboration de stratégies individuelles de défense du genre " oeillères ". Ces défenses psychologiques contribuent à nier la souffrance des autres, donc à " banaliser le mal ";, pour supporter la sienne propre. La souffrance des autres n'est plus perçue comme une injustice. Cf. Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l'injustice sociale, Ed. du Seuil, 1998. Dès lors, on se posera d'autant moins de questions en tant que consommateur.

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