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Avant-propos de la seconde édition du livre L'impasse industrielle (2011)

Ingmar Granstedt

Chapitres

Que la démesure de nos moyens de production puisse être l’une des causes, sinon la cause déterminante de la plupart des maux chroniques qui rongent la vie économique, bien rares sont ceux qui le pensent. Ni les divers courants du socialisme ni ceux du capitalisme ne l’envisagent. Et pourtant, il se pourrait fort bien, comme j’ai essayé de le montrer dans ce livre, que la généralisation de moyens de production démesurés de par le monde aboutisse à un système économique foncièrement instable, impossible à maîtriser ou à réguler, un système mondialisé chaotique.

Un système dans lequel la plupart des gens éprouvent aussi un paralysant sentiment d’impuissance personnelle qui ronge leurs capacités d’initiative et de création. Une impuissance qui vient de ce que des moyens de production à leur échelle, plus discrets et accessibles, ont disparu de leur cadre de vie, lequel a été totalement réaménagé en faveur de la puissance techno-économique. Une impuissance particulièrement sensible chez les jeunes, les moins de trente-cinq ans, eux qui n’ont connu que ce contexte d’insécurité économique chronique appelé couramment « la crise ».

Depuis plus de trente ans, en effet, un malaise croissant plane sur la vie économique, un malaise où se mêlent chômage chronique, précarité croissante de l’emploi, bilans d’entreprise en dents de scie, gestion à court terme et à courte vue, stress professionnel alarmant, effondrements inattendus d’entreprises et de projets d’investissement, licenciements massifs, effets en retour des pollutions, des destructions écologiques, du changement climatique,…

A ce malaise global, gouvernements de droite comme de gauche essayent en vain de porter remède.

Certes, ce qui oppose gauche et droite, les divers courants du socialisme, d’un côté, et les tenants du néo-libéralisme plus ou moins dur, de l’autre côté, n’est pas négligeable en termes de valeurs humaines et d’éthique dans l’exercice réel du pouvoir, et les enjeux sur ces plans sont fort importants. Mais ce que les deux bords ne voient pas dans leurs incessantes rivalités électorales pour le pouvoir et pour la suprématie idéologique, c’est ce qu’ils ont en commun, ce sur quoi ils sont d’accord et qui n’est jamais mis en doute ni même discuté : à savoir qu’il n’y a pas d’avenir humain possible en dehors d’une économie fondée sur la puissance de ses moyens de production, une puissance qu’il faut sans cesse accroître et qui ne saurait avoir de limites. Puissance qui résulte de cette combinaison très particulière d’organisation humaine, d’équipements technologiques, de capitaux, de savoirs scientifiques et de consommation d’énergie, qu’on appelle communément l’entreprise, « la boîte », l’entreprise « moderne et performante ».

Que ce soit dans l’industrie proprement dite, l’agriculture, la pêche, le commerce, les loisirs ou nombre d’autres services, ou encore dans leurs compléments indispensables, la production d’énergie, les transports et les infrastructures, c’est la puissance des moyens qui obsède les esprits, à gauche comme à droite.

La thèse que je défendais il y a plus de trente ans, c’est que lorsqu’on répand ce genre de moyens de production dans le monde et qu’ils deviennent partout les « outils » ordinaires, normaux, incontestés, pour travailler et vivre, les interdépendances qu’ils engendrent atteignent une telle extension planétaire et une telle complication qu’elles se retournent contre les acteurs économiques. La démesure se paye par la disparition des conditions élémentaires indispensables à l’action. Et collectivement, les interactions des acteurs deviennent chaotiques.

Cette thèse, fondée sur une interprétation nouvelle, un changement de paradigme, est à distinguer très clairement des affirmations classiques sur les vertus de l’économie de marché, ou sur la nécessité de plus de régulation par les États et les instances de l’Union européenne, ou sur une future gouvernance économique mondiale. Ce qui est en cause, c’est la destruction de « l’auto-organisation » dont les gens, les peuples, sont capables lorsque leur environnement techno-économique, leur outillage, obéit à certaines limites. Le remodelage continuel et massif de cet environnement en faveur de la puissance a fait disparaître cette « auto-organisation ». Or, sans elle, aucune économie moderne ne peut durer.

Pour le dire autrement, avec un terme récent : le remodelage massif de l’environnement techno-économique en faveur de la puissance a fait disparaître la « résilience » des communautés humaines locales[1]. Et sans elle, aucune économie moderne ne peut échapper au chaos.

Ce livre a été publié pour la première fois en 1980 aux éditions du Seuil, dans la collection « Techno-critique » dirigée par Jean-Pierre Dupuy. S’il est aujourd’hui réédité tel quel malgré certains détails périmés ou critiquables, c’est parce que la thèse centrale semble confirmée par le cours des événements, et devrait donc encore pouvoir aider à mieux les comprendre. Une telle affirmation peut cependant surprendre, puisqu’il y a manifestement eu de très grands changements au cours des trois dernières décennies. Aussi dois-je d’abord faire trois séries de remarques pour la justifier. Des remarques forcément très ramassées, et qui paraîtront sans doute plus claires au lecteur, à la lectrice, après la lecture de l’ouvrage, mais qui s’imposent dès cet avant-propos. Ensuite, je me tournerai vers l’avenir.

1) Démesure et « flexibilité »

Les entreprises, tout d’abord, ont évidemment tenté de trouver des parades à cet environnement économique de plus en plus mouvant et instable. De nouvelles méthodes d’organisation, d’approvisionnement, de gestion des flux et des stocks, etc., ont été introduites. L’informatique a poursuivi sa pénétration partout. Le recours au travail intérimaire et à la sous-traitance sont devenus systématiques. L’individualisation des « objectifs de performance » des salariés et de leurs contrats a été poussée très loin. Un nombre croissant de fonctions ont été externalisées. Etc. D’où une « flexibilité » accrue, une meilleure « réactivité » des entreprises face aux contraintes sans cesse changeantes de leur environnement.

Mais force est de constater que ce qui a été gagné d’un côté par chaque entreprise considérée individuellement a été perdu de l’autre par les entreprises dans leur ensemble, puisque la poursuite des stratégies de puissance par la plupart des nations a continué à refaçonner l’environnement techno-économique en le rendant toujours plus vaste, plus complexe, plus imprévisible et contraignant. Il faut toujours plus de « flexibilité », toujours plus de « réactivité ». La réorganisation et la restructuration sont devenues permanentes, jamais satisfaisantes, toujours à reprendre et à recommencer, toujours plus vite…

Les socialismes, victimes de la démesure

Il y a eu ensuite l’épuisement des socialismes comme alternative économique et politique crédible. A l’Est, les régimes communistes, fondés sur de puissants moyens de production nationalisés et gérés par la planification centralisée de l’ État, se sont effondrés. A l’Ouest et au Sud, les perspectives de transition vers un socialisme démocratique ont fondu comme neige au soleil. Et la social-démocratie à l’européenne n’est plus qu’une variante à peine édulcorée du néo-libéralisme.

Pourquoi ? Pour la simple raison que la dynamique concurrentielle internationale dans laquelle les États occidentaux s’étaient progressivement laissé prendre au cours des « trente glorieuses » oblige les gouvernants, quels qu’ils soient, à s’y soumettre et à l’impulser tout à la fois, dans l’espoir de favoriser les entreprises installées sur leur territoire national. Comme l’écrivait en 1982 déjà l’économiste François Partant, « une dynamique concurrentielle est, par essence, non maîtrisable, de sorte que l’évolution technico-économique qu’elle favorise ne l’est pas davantage. Le résultat, on peut l’apprécier tous les jours : la société doit s’adapter à l’évolution de son mode de production, évolution qu’évidemment elle favorise par ses propres efforts d’adaptation et de compétitivité. Mais elle ne peut plus adapter l’économie et les techniques à ses projets politiques et sociaux. Une inversion s’est produite et, désormais, l’économie avec sa dimension technique commande tout le reste : le politique, le social, le culturel »[2].

Il ne reste aux États que la fuite en avant dans le libéralisme, quitte à la badigeonner en rose pâle, chacun d’eux cultivant l’espoir de rendre sa propre nation apte à soutenir une compétition internationale de plus en plus dure. Une fuite en avant sans fin qui ne peut que pousser à la puissance des moyens, à toujours plus de puissance. Sur ce plan, il n’y a plus de différences entre gauche et droite.

3) Le néolibéralisme, ou la démesure dopée

Il n’est donc pas étonnant qu’il y ait eu aussi la vague déferlante du néolibéralisme triomphant. Outre leur conviction que l’alternative socialiste était définitivement morte avec la chute du mur de Berlin, les tenants du libéralisme pur et dur ont eu comme avantage idéologique, précisément, de prétendre être mieux adaptés à un monde devenu plus instable et insécurisant, puisqu’ils prônent la compétition, la concurrence perpétuelle, la lutte à mort sur les marchés comme source de tout progrès économique et social. Une lutte qui promet la victoire aux plus forts (mais une victoire toujours très provisoire). Une lutte qui exige de plus en plus des salariés et précarise leur emploi et leur situation (mais jusqu’à les dégoûter du travail). Une lutte qui galvanise des générations de plus en plus courtes de jeunes techniciens et de jeunes cadres (mais jusqu’à l’épuisement, au « burnout »… ou au suicide sur le lieu de travail, après « l’expérience atroce du silence des autres »[3]).

Les partisans du libéralisme débridé ont aussi eu l’avantage concret d’obtenir des États nationaux une déréglementation massive, par les négociations au sein de l’Organisation mondiale du commerce et dans la construction de l’Union européenne. En supprimant une grande partie des contraintes douanières, législatives et réglementaires dans lesquelles les entreprises étaient enserrées, la grande vague de déréglementation leur a offert une plus grande liberté de manœuvre, plus de flexibilité, plus de réactivité, sur des marchés sans frontières.

Mais ce faisant, la démesure des moyens de production et de leurs interdépendances planétaires n’ont fait que croître.

La mondialisation de l’espace économique n’a fait qu’intégrer encore plus de populations, de territoires nationaux et d’entreprises de tous les continents dans des échanges et des flux de plus en plus compliqués de matières premières, d’énergies, de marchandises, de services et de capitaux… Elle a sérieusement accru la complication des interdépendances multiples dans lesquelles les gens sont quotidiennement ficelés, tiraillés, bousculés et contraints de réagir au plus vite, tout en percevant de moins en moins les tenants et aboutissants de leur action quotidienne dans le travail.

Par ailleurs, la pression lourdement accrue de la concurrence (conjuguée aux rendements exorbitants exigés par les investisseurs financiers) a conduit les directions d’entreprise à viser le court terme, et donc à réduire arbitrairement la complexité des innombrables variables entrant en ligne de compte dans la prise de décision. Il en résulte inévitablement des erreurs de jugement qui se payent lourdement peu après, augmentant l’instabilité générale de l’économie mondialisée. L’industrie automobile et la mise en faillite de General Motors en 2009 en sont un exemple caricatural, parmi tant d’autres.

De plus, la facilité accordée aux entreprises de délocaliser leurs moyens de production - sans aucun égard pour leurs salariés, où qu’ils soient - modifie évidemment la répartition transnationale des unités de production d’une même filière, mais elle ne simplifie pas pour autant la maîtrise globale de l’ensemble des flux transnationaux. Quand un simple flacon de parfum peut faire aujourd’hui l’aller-retour de la France à Shanghai en Chine, soit 20 000 km, rien que pour y recevoir un motif de décoration posé par des ouvriers payés moitié moins qu’en France[4], on ne peut même pas imaginer la complexité de l’ensemble des filières et de leurs interactions réciproques.

Et peut-on encore croire après la gigantesque crise financière déclenchée en 2007 et ses faillites en cascade à travers les nations, suivie de spéculations enthousiastes sur les céréales et autres matières premières agricoles, puis sur le cuivre, etc., peut-on encore croire que les acteurs de la finance sont « rationnels » et les marchés financiers magiquement « autorégulateurs » ? Décidément non ! Ils sont agités par une instabilité frénétique, oscillant entre euphories et paniques de plus en plus ravageuses[5] ?

La réalité serait plutôt que le libéralisme, néo- ou ultra-, a ôté les ultimes barrières qui limitaient encore un peu la désastreuse rivalité mimétique dans le champ économique. Cette rivalité qui s’aiguise et fait monter la tension et l’agressivité dans une lutte sans merci pour les parts de marché, mais qui s’impose en même temps aux décideurs et aux salariés comme règle du jeu obligatoire et de plus en plus féroce, les contraignant à rester compétitifs pour survivre sur l’échiquier mondial.

Or, il n’y a pas de moyen plus sûr pour s’aveugler que la rivalité mimétique. Elle rend aveugle à l’aberration des moyens techno-économiques qu’elle emploie, légitime et promeut, elle rend aveugle à leur démesure : ils semblent si évidents, si normaux, si désirables, puisque c’est la puissance des concurrents dominants qu’on cherche à égaler,… lesquels répliqueront par quelque coup faramineux, dans une spirale sans fin.

A-t-on vu plus démesuré que les gigantesques manœuvres financières de ces vingt dernières années, les méga-fusions de multinationales, les rachats tonitruants par des fonds de pension, les investissements spéculatifs monstrueux… ? Phénomènes proprement capitalistes, il est vrai, mais aiguillonnés par cette rivalité mimétique, à laquelle la pensée et les forces politiques de gauche n’échappent pas, non plus. Une rivalité laissée à son libre cours et qui repousse toujours plus loin les limites de la puissance des moyens techno-économiques à acquérir pour rattraper ou distancer les concurrents.

Le libéralisme, néo- ou ultra-, n’a fait que relancer de manière plus brutale et sauvage la course à la puissance, le culte de la démesure propre à la modernité « industrialiste ». Et sous les extravagances désastreuses du libéralisme débridé, cette démesure continue à produire ses effets chaotiques et à nous acheminer vers une impasse, comme j’ai essayé de le montrer.

La « stratégie du choc »

Ouvrons une parenthèse. Par souci de vérité, on ne peut pas passer sous silence ici - bien que ce ne soit pas l’objet de ce livre – que si le capitalisme a réussi à triompher au cours de ces dernières décennies sous sa forme la plus dure et brutale, c’est aussi en raison d’une stratégie offensive et obstinée de l’école ultralibérale de Chicago et de ses émules : profiter de manière habile mais sordide de coups d’État sanglants, meurtriers, qui ont paralysé les réactions populaires, pour imposer des « réformes » drastiques qui n’auraient jamais été acceptées par les populations sinon. Naomi Klein en a magistralement reconstitué l’histoire, depuis le coup d’ État du général Pinochet au Chili en 1973, suivi par celui de la junte militaire en Argentine, jusqu’à l’utilisation des catastrophes climatiques, comme le cyclone Katrina à la Nouvelle-Orléans par l’administration de George W. Bush. Je ne peux que renvoyer le lecteur à la documentation impressionnante de son livre, La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre [6].

Et cela continue après la publication de ce livre. Dernier acte en cours à l’heure où j’écris : l’offensive montante des marchés financiers et leurs agences de notation. Retournant cyniquement à leur profit le choc et le désarroi immenses provoqués par la crise de 2007-2009, ils attaquent maintenant les États développés à leur point faible, y compris l’État fédéral américain, les soumettant au chantage à la défiance envers leur dette publique élevée. Chantage d’autant plus menaçant que la défiance est précisément contagieuse, mimétique. Par les supplices qu’ils imposent aux pays européens les premiers ciblés, ils intimident les autres pour obtenir partout encore plus de destruction des solidarités et protections sociales, de compression des salaires et de privatisations.

Et les gouvernements, déjà très complaisants, cèdent les uns après les autres, puisque les principaux États du monde, y compris de l’Union européenne, se sont révélés trop divisés lors de la crise pour s’unir et contenir ces marchés financiers débridés, en raison de la concurrence acharnée qui depuis longtemps les oppose et les emporte (voir plus haut). Alors que les banques et les institutions financières se sentent, elles au contraire, fortes de leur totale impunité après la crise et leur sauvetage d’urgence par les pouvoirs publics. Bref, elles tiennent les États à la gorge. Les gouvernements ont beau tout faire pour « redonner confine aux marchés », ils sont perdants, puisqu’en situation d’infériorité par rapport à des marchés mondiaux qui considèrent l’État providence et toute régulation comme des abominations à éliminer. Il ne reste aux gouvernements qu’à céder.

Au culte de la démesure et à son impasse s’ajoute ainsi une sorte de terrorisme globalisé, tout à fait légal, le terrorisme des meutes électroniques de la finance pour la finance. Fléau pour les peuples, pour les pauvres d’abord, mais passionnant jeu de stratégie pour les acteurs du libéralisme pur et dur, toujours à l’affût de désastres à l’occasion desquels s’imposer encore plus.

Mais le jeu est risqué pour ces acteurs eux-mêmes, puisqu’il s’agit d’oser distiller la défiance, la peur, sans avoir peur de la peur qui gagnera les autres. Rien ne garanti que la contagion ne s’emballera pas, tournant en panique générale…

Fermons la parenthèse.

Crispations arrogantes et angoisse latente

L’anthropologue Georges Balandier le constatait en 2005 : « Ce temps est celui des affirmations retentissantes, il dispose d’ailleurs des réseaux et des amplificateurs qui contribuent à l’enflure de tout ce qui s’y affirme. Ce n’est pas seulement affaire de moyens, mais davantage d’un esprit propre à une modernité qui repousse sans cesse ses limites et se nourrit de performance, de dépassement répété, d’excès. La mesure, la retenue, la méfiance face à sa capacité de transformation inouïe ne sont pas de sa manière »[7].

Nous sommes maintenant arrivés, autour de l’année 2010 environ, au « pic de pétrole », le moment historique où l’extraction pétrolière atteint son maximum possible et à partir duquel cette source d’énergie partout utilisée deviendra inévitablement plus rare et plus chère, voire très chère, entraînant à la hausse les prix du gaz et de l’électricité aussi[8]. Il en résultera de nouvelles tensions et déstabilisations qui se répercuteront brutalement à travers l’économie mondiale (d’autres pouvant venir s’y mêler, effets imprévisibles des révolutions et répressions qui secouent les pays arabes les uns après les autres).

En même temps, le réchauffement climatique, dû aux gaz à effet de serre issus de la combustion du pétrole et des autres hydrocarbures, s’accélère dramatiquement, et risque désormais de s’emballer. Ses bouleversements économiques et sociaux ne font que commencer à se faire sentir, à commencer par les destructions causées par la fréquence accrue des cyclones, des pluies diluviennes et inondations, des sécheresses caniculaires où les incendies emportent bâtiments, forêts et récoltes[9]

Ces deux risques d’ampleur planétaire avaient déjà été perçus et signalés dès la fin des années 1970 (voir la fin du chapitre 6). Mais poussés par l’hybris, nous avons trop longtemps évité de réagir. Puis, avec l’entrée en vigueur du protocole de Kyoto, longtemps bloqué, s’est mis en place un système pernicieux, le marché des émissions de carbone entre entreprises et entre pays. En fin de compte, au lieu de diminuer, la concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère s’est encore aggravée…

Poursuivre encore dans la même voie, c’est aller au pire : la conjugaison accélérée des crises écologiques et énergétiques et du désarroi économique. Mais mettre en place une législation et des reconversions économiques d’urgence à la hauteur des risques encourus, c’est précipiter les chocs qui fragilisent les entreprises [10]… Ultime dilemme des gouvernants et des dirigeants dans un monde emporté par le désir collectif de puissance.

Et à quoi assistons-nous, à quoi participons-nous ? A un mélange brouillon des deux, à un simulacre pour masquer le refus de changer, dans la conviction que « la croissance » pourra continuer indéfiniment et avec les mêmes moyens. Aux gigantesques manœuvres financières pour relancer la fuite en avant, on ajoute une hésitante mise en place de demi-mesures, supposées à la fois contraindre (un peu) et rassurer (beaucoup).

Ainsi avons-nous à la fois une gestion politicienne à la petite semaine par petits tripotages des revenus des ménages et des entreprises (une mini taxe par-ci, un « bonus écologique » par-là…) et une crispation figée de la pensée et de l’action sur les mêmes moyens surpuissants, ceux qu’inspire l’hybris moderne.

Rien de plus « sérieux et responsable », en effet, pour garantir « l’indépendance énergétique » des nations, que d’investir encore massivement dans l’énergie nucléaire (rebaptisée énergie « décarbonnée » !). Et en avant ! pour ajouter de nouveaux réacteurs nucléaires à ceux déjà en fonctionnement : 62 réacteurs supplémentaires en construction dans le monde en 2011 (dont 2 en France, 27 en Chine) et d’autres en projet (20 aux États-Unis, 50 en Chine, 2 en Inde, d’autres en Grande Bretagne, etc.). Or, il y a déjà 143 réacteurs en fonctionnement en Europe (dont 58 en France), une centaine aux États-Unis, 20 en Inde, 13 en Chine, et au Japon une vingtaine de centrales, chacune comptant plusieurs réacteurs, etc.

Rien de plus virilement « entreprenant », bien sûr, que les immenses plate-formes de forage pétrolier off-shore ou que la colossale et très polluante mise en exploitation des sables bitumineux de l’Alberta, au Canada, pour en extraire du pétrole, encore du pétrole[11].

Rien de plus « prometteur » pour le « co-développement Nord-Sud » que le pharaonique projet Désertec, signé par un consortium d’une douzaine de grands groupes européens avec l’aval de plusieurs gouvernements et qui devrait mobiliser 400 milliards d’euros d’ici 2050 : implanter des centaines de miroirs paraboliques géants au Sahara pour capter l’énergie solaire et la transformer en électricité qui sera acheminée vers… l’Europe [12] ! (Alors que l’énergie solaire se prête au contraire si bien à la petite échelle de l’autonomie, du local, et de leur diversité.)

Bref, on persiste obstinément dans la voie de la démesure ordinaire, celle qui est conforme à tous nos très banals outils industriels quotidiens, conçus sur le même modèle. Comme ceux, par exemple, avec lesquels on fabrique des jouets. Ou ceux avec lesquels sont produits et distribués des yaourts, chaque petit pot incorporant de ce fait 9 115 km de transports au total (à base de pétrole) ! Ou comme ceux qui permettent à une centrale d’achats en France (ou ailleurs) de commander trois millions de paires de chaussures par an à une dizaine d’usines en Chine, et de les faire transporter par navires géants d’une capacité de 9000 conteneurs jusqu’à un port européen - lequel a dû être agrandi pour les accueillir à quai - puis par camions semi-remorques et autoroutes jusqu’aux magasins de l’enseigne ! Etc.

Oui, décidément, notre modernité « se nourrit de performance, de dépassement répété, d’excès. » Elle croit encore aveuglément pouvoir maîtriser les risques majeurs qu’elle a engendrés et intégrés à sa marche conquérante. « La mesure, la retenue, la méfiance face à sa capacité de transformation inouïe ne sont pas de sa manière ».

Fallait-il alors s’étonner de la lamentable zizanie des négociateurs et des chefs d’ État à la conférence mondiale de Copenhague de décembre 2009 sur le climat et « l’après-Kyoto » ? Non. Il fallait s’en effrayer !

Puisqu’on a tout le savoir scientifique, les technologies et les capitaux nécessaires pour exploiter les champs de pétrole sous les mers, même dans le Golfe du Mexique où se déchaînent tous les ans des cyclones, on saura évidemment aussi aller chercher le pétrole sous la mer Arctique où la calotte glacière fond à vue d’œil… précisément à cause du réchauffement climatique !

Puisqu’on sait, avec une certitude incontestable, construire partout les centrales nucléaires « les plus sûres du monde», même dans cette zone la plus sismique qu’est le Japon, il est évident que la nouvelle génération des réacteurs français EPR fera encore mieux, n’importe où ! Ou que la Biélorussie, pourtant le pays le plus gravement affecté par la catastrophe de Tchernobyl, aura aussi sa centrale nucléaire - russe celle-là - dans une région qui a connu un fort séisme en 1909[13].

Et ainsi de suite…

Quand survient, malgré tout, l’événement monstrueux qu’on déclarait « absolument impossible », avec ses milliers de morts, de blessés, de malades à vie, ses ravages écologiques,… le scénario est invariablement le même : minimiser les suites pour rassurer, mobiliser d’urgence des moyens à la fois gigantesques et dérisoires, polémiquer sur les aspects purement techniques et juridiques, déclarer que les solutions viendront de plus de « progrès des technologies », toujours dans le même sens, puis empiler un supplément de normes, de lois et de règlements sur le maquis juridique existant,… pour repartir ensuite au plus vite dans la même course à la puissance. De réflexion sur les orientations de fond, il n’est pas question, ou elle est vite étouffée.

Des empoisonnements mortels par le mercure à la catastrophe fatale de Fukushima Daichi où les cœurs de trois réacteurs nucléaires ont fondu, en passant par les explosions d’usines chimiques (Seveso, Bhopal, AZF,…), les marées noires, Tchernobyl, le prion des farines animales, etc., la liste est longue…

Et chaque fois, les conséquences se propagent par secousses à travers les innombrables interdépendances transnationales, déjà trop compliquées, et viennent augmenter l’insécurité économique générale et une angoisse insidieuse.

Et c’est donc encore sur cette démesure, cette démesure industrielle ordinaire et généralisée, que nous devrions fonder l’espérance d’une vie meilleure et plus sûre, avec du travail et des revenus décents « pour tous » ? Y compris les 3 à 4 milliards de paysans pauvres et de miséreux des bidonvilles dans le monde ? Quelle croyance absurde ! Quelle sinistre croyance collective !

Cette croyance a d’ailleurs sa caste de grands prêtres et son clergé, gardiens zélés ou très intéressés de cette puissance sacrée, fascinante et terrible : ceux qui proclament par tous les moyens à leur disposition qu’il n’y a pas d’autre voie de salut pour l’humanité que cette alliance déchaînée de la technoscience, des entreprises et du capital, et qui assènent froidement qu’une quantité inévitable de victimes doit malheureusement lui être sacrifiée pour bénéficier de sa marche conquérante (vies humaines tuées ou mutilées, emplois détruits en masse, espèces animales exterminées…).

Mais jusqu’à quand se laissera-t-on formater l’esprit et la conscience par cette sinistre croyance dominante ? Jusqu’à quand acceptera-t-on de s’y conformer dans la vie professionnelle et comme consommateurs ? Jusqu’à quand refusera-t-on de voir où elle nous précipite ?

Changer d’échelle, une urgente nécessité

Il y a plus de trente ans déjà, mes débuts de réflexion sur la division du travail ont été stimulés par la découverte des travaux sur d’autres plans d’Ivan Illich, puis de Jean-Pierre Dupuy, et il m’est alors apparu qu’à travers les « chocs pétroliers » de 1973-1974 il fallait apprendre à lire autre chose que ce dont on parlait alors, il fallait apprendre à lire la prolifération de toutes les interdépendances transnationales pour saisir leurs effets pervers sur la vie des entreprises et des salariés. L’enjeu véritable de ce qui se révélait, c’était bien la nécessité de sortir de ce culte aveugle de la démesure, la nécessité vitale de voir les choses sous un tout autre angle. Il fallait changer d’échelle.

Aussi, ce livre proposait-il une analyse critique des interdépendances mondiales devenues ingérables, appuyée sur une nouvelle approche théorique. Mais cette approche théorique ouvrait en même temps une perspective positive, à savoir la nécessité de réhabiliter des moyens de production conçus pour libérer cet agir humain qu’est fondamentalement le travail, libérer les activités autonomes des personnes dans leurs relations mutuelles. Et donc aussi la nécessité d’inverser la recherche et les acquis technologiques et scientifiques au profit des capacités autonomes des personnes à agir et à coopérer souplement pour prendre soin les uns des autres. (Ce qui dépasse, et de loin, la simple réhabilitation de l’économie « informelle ».)

D’autres auteurs aussi ont proposé des perspectives allant dans le même sens, bien que partis d’intuitions et de champs de préoccupation différents : non seulement Ivan Illich et Jean-Pierre Dupuy, mais aussi Murray Bookchin, Ernst Schumacher, François Partant, André Gorz, François de Ravignan, Serge Latouche, Pierre Rabhi, Alain Gras et bien d’autres. Leurs analyses sont aussi à prendre sérieusement en compte pour comprendre la situation actuelle. Elles se complètent ou se répondent.

En 1982, pour stimuler un peu l’imagination, j’ai esquissé un prolongement pratique à ces indications théoriques sous la forme d’un scénario partant de situations de chômage, régulièrement réédité depuis[14]. Ce petit ouvrage a aussi tenté de préciser des distinctions à faire à l’intérieur du « mode de production autonome », entre activités vernaculaires, activités de métier et activités décentralisées (appellation provisoire). Distinctions qui n’étaient ici encore qu’à l’état implicite, mais que lecteurs et lectrices reconnaîtront à travers les nombreux exemples donnés dans le texte. (Ce travail serait à reprendre et à poursuivre, en l’articulant notamment avec celui, tout récent, de Rob Hopkins, évoqué plus loin). En 1986, une étude de l’association Aldéa pour la Datar a exploré des possibilités de reconversion de salariés, dans une optique assez proche[15]. Et en 2006, j’ai proposé une autre démarche, partant cette fois de la vie professionnelle à l’intérieur de l’entreprise, dans un petit manifeste, Peut-on sortir de la folle concurrence ?[16]

Depuis trente ou quarante ans aussi, des personnes et des groupes divers ont cherché comment « vivre et travailler autrement », ou comment continuer à « vivre au pays », ce qui suppose justement de changer d’échelle. On pouvait les trouver parmi les écologistes, les alternatifs, les professionnels de l’agro-biologie ou de l’agriculture « paysanne », les animateurs de « développement local », les altermondialistes, certains libertaires, des mouvements de paysans en Amérique latine ou en Inde, des chercheurs spécialisés dans les énergies renouvelables ou les technologies « douces », « appropriées », les ingénieurs et architectes de l’éco-construction, les membres des AMAP, des SEL[17] et autres « monnaies locales », etc. Bon nombre d’entre eux se sont épuisés, faute d’audience et de soutien. D’autres se sont rangés, faute d’une analyse suffisante de l’impasse économique. Mais certains ont persévéré courageusement ici et là, discrètement, malgré tous les obstacles rencontrés, et des jeunes viennent maintenant prendre la relève.

Et voilà qu’aujourd’hui naissent ici et là des mouvements et des révoltes où semble à nouveau percer cette exigence, comme en 2009 en Guadeloupe autour du collectif LKP, ou comme depuis 2006 au Royaume Uni le mouvement des « Villes en Transition ». (Peut-on espérer que des expériences et des mouvements analogues s’inventent au milieu de l’effervescence populaire, majoritairement jeune, qui accompagne les révolutions en Tunisie et en Egypte, voire dans d’autres pays où des jeunes s’en inspirent et manifestent ?)

Le mouvement des « Villes et quartiers en Transition » vise explicitement à changer d’échelle pour reconstituer la « résilience », « l’auto-organisation » qui permettra aux collectivités locales (petites villes, quartiers, villages ou autres) d’encaisser la fin imminente de l’ère du pétrole bon marché. Des citoyens d’une même localité se regroupent d’abord pour prendre mieux conscience du « pic de pétrole » et du changement climatique – qui sont inséparables - et de leurs conséquences. Puis ils y sensibilisent d’autres. Ensuite ils s’engagent à chercher comment relocaliser les premières activités indispensables. Quand ils arrivent à gagner l’attention et le soutien du conseil municipal (sans se mettre sous sa coupe), ils peuvent enfin définir un plan concerté de relocalisation et de « descente énergétique », qui ira plus loin. Ce mouvement s’étend maintenant rapidement à des villes dans d’autres pays aussi, dont la France. (Lire l’excellent Manuel de transition : de la dépendance au pétrole à la résilience locale de Rob Hopkins[18] qui expose arguments documentés, aspects psychologiques, principes d’action, étapes et outils pédagogiques pour démarrer).

Fait capital à noter dans ces « Villes et quartiers en Transition » : l’initiative part d’en bas, de simples citoyens qui y habitent. Une chose, en effet, est certaine : il ne sert à rien de se lamenter et d’attendre passivement que les autorités au sommet, les gouvernements en place ou ceux qui leur succéderont aux prochaines élections, impulsent d’en haut de tels changements. Ils ne le pourront guère pour les raisons évoquées ci-dessus, et bien d’autres. Seuls pourront le faire des esprits qui oseront sortir de la croyance conformiste et irresponsable et qui choisiront, d’en bas, une certaine dissidence pratique, que ce soit par raison ou parce que les défaillances croissantes de la démesure « industrialiste » les y auront contraints. Dissidence pratique qui n’ira pas sans une autocritique continue des aspirations et des désirs pour se libérer du mimétisme, si spontané et si puissamment entretenu par la publicité et les médias.

Le chaos, les dissidents et les possibles, « cette fièvre des imaginaires… »

Arnold Toynbee, l’historien des très longues périodes, disait qu’une civilisation reste en pleine vitalité tant que ses élites, au sens général du terme, trouvent des réponses créatrices aux grands défis qui surgissent au long de son histoire, que ces défis soient internes ou externes. Mais elle se sclérose et faiblit lorsque ses élites n’y arrivent plus, se raidissent et s’enferment dans la seule défense de leurs privilèges. Faute de réponse réelle, ces mêmes défis persistent, enflent et reviennent frapper aux murs, en vagues de plus en plus fortes… Si la créativité, la recherche inventive de réponses inédites, n’est pas reprise par d’autres couches de la population - jusque là plus ou moins réduites à subir ou à suivre le mouvement - l’assaut répété des vagues finit par miner les fondements de cette civilisation…

Alors, au cours des crises qui se répètent, les institutions perdent leur crédibilité et s’effritent, les mentalités se divisent entre permissivité totale et rigorisme absolu, les liens sociaux se défont, la peur et les rivalités prolifèrent, le « prolétariat extérieur » se fait plus pressant, et la violence se propage comme une épidémie,...[19] Aujourd’hui, au 21e siècle, ceci se traduirait par un mélange d’anarchie économique, d’États policiers mais impuissants, de sauvagerie, d’hypertechnique meurtrière, de rationalité démente… Au bord du trou noir absolu que représentent les silos enterrés où veillent les missiles à ogives nucléaires de notre autodestruction…

Au cours des deux dernières décennies, n’avons-nous pas senti s’accroître dans le monde quelque chose comme un inquiétant état de confusion, un réel chaos ? Et cela ne révèlerait-il pas que nous avons commencé à glisser dangereusement sur cette pente-là, justement ? Pour combien de temps encore et jusqu’à quelle barbarie, seul l’avenir le dira.

Pour l’heure et quoi qu’il en soit, il reste à croire et à espérer en nos capacités humaines les plus intimes de commencer du radicalement nouveau, dans des relations surprenantes avec d’autres, même en plein chaos, même au milieu des désastres.

Commencer une décroissance de la puissance et de la démesure suppose justement que la créativité qui fait tant défaut à l’élite surgisse d’autres couches de la population, que des gens « ordinaires », où qu’ils soient, se décident à s’aventurer dans une dissidence pratique.

Mais cela ne pourra se faire que si la dimension positive de cet immense défi prend le dessus sur l’angoisse et la peur et stimule les esprits. Car c’est le positif de la vie qui révèle le négatif, et non pas l’inverse, c’est le positif qui éclaire et libère.

Changer d’échelle est devenu une nécessité dramatique. Mais ce peut aussi devenir l’occasion, en tous lieux, d’un étrange bouillonnement créatif, d’une transformation inespérée au milieu du chaos : reconquérir une indispensable maîtrise locale de nos existences quotidiennes, ouvrir le champ des relations interpersonnelles, se donner d’autres pratiques et d’autres buts dans la recherche scientifique et technologique (comme pour le « FabLab »[20], par exemple), accueillir la surprise joyeuse de faire des choses ensemble, de recréer du lien social dans les cités et les quartiers urbains délabrés[21], les petites villes à l’abandon, les territoires ruraux ou rurbains disloqués.

Alors que, au contraire, les moyens de la démesure techno-économique rejettent les uns dans la solitude et l’assistance sociale, ou dans l’extrême misère, et condamnent les autres à une vie professionnelle stressante et formatée, où leurs comportements et leurs actes sont rationalisés, programmés d’avance, de plus en plus réduits à des procédures, et où les tenants et aboutissants de leur boulot se perdent dans des interdépendances planétaires et dans l’irresponsabilité généralisée.

La vie humaine, qui naît dans des relations, a besoin de relations vivantes pour croître, s’exprimer, s’enrichir et trouver son intensité. Elle a besoin de moyens de production accessibles et astucieux qui laissent jouer les relations face à face entre les personnes, et qui laissent passer le sens que les gens veulent donner aux actes concrets par lesquels ils se chargent de l’existence et de ses soucis. Elle a besoin d’outils qui soient à l’échelle du lieu que les gens habitent, du lieu réel et non pas virtuel, le lieu humain et géographique qu’ils peuvent connaître avec leur sens, arpenter avec leur corps, aimer et embellir.

Qu’on n’objecte pas que ce serait là refuser « l’ouverture au monde » pour « s’enfermer » dans une « étroite » proximité. Dans la dissidence pratique se joue aussi l’invention collective d’une nouvelle « mondialité », plus sereine, plus heureuse. La revitalisation des relations face à face dans les innombrables lieux du monde, si variés, et leur stimulation réciproque par des échanges en réseaux sur Internet et d’autres moyens de communication, feront - et font déjà - émerger une tout autre façon de ressentir l’existence et de participer à une commune humanité : une « mondialité » qui se crée dans le partage de mille façons de conjuguer art de vivre et acceptation de limites. Et qui saura aussi trouver peu à peu une juste proportion d’outils industriels puissants, à grand rayon d’action, qui seraient à sauvegarder : ceux qui seront jugés indispensables pour exprimer et garantir aux peuples de l’humanité une solidarité réelle, voulue. Et ceux-là seulement.

Bien sûr, les initiatives en tous lieux pour réoutiller la vie devront affronter nombre d’adversités et de questions difficiles qui surgiront sur leur chemin. L’expérience passée et présente le prouve, et c’est l’évidence même. Mais portées et vécues déjà dans des relations vivantes d’entraide et de solidarité locales, puis partagées et discutées avec des groupes ailleurs, par Internet et d’autres technologies de communication qui émergent, ces questions seront peut-être de celles qui débloquent l’avenir, libérant l’imagination et la création. (Et, un jour sans doute, après beaucoup de souffrances et de vies gâchées, des gouvernements finiront par suivre.) Alors que les questions qu’on ressasse sempiternellement dans l’impasse actuelle restent stériles, des « problèmes » sans solution, et n’engendrent que résignation et désespoir, ou bien cynisme, haine et brutalité, ces sombres déchéances humaines dans la laideur.

Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau le disent si bien : « Les possibles, cette fièvre des imaginaires, dont il faut vivre le sens ou l’insensé, se trouvent en Relation. Si on ignore la Relation, on la subit, on vaque en sous-relation. Si on la pense et qu’on la vit et qu’on l’agit, on lui imprime des éclats d’imaginaire, des éclairs de poétiques, des visions de politiques, on l’oblige à beauté. […] Il n’y a pas de beauté […] dans le capitalisme de production, dans les hystéries de la finance, les folies du marché et de l’hyperconsommation ». Ni, ajouterai-je, dans la démesure des moyens de production qu’ils supposent. « Le déficit en beauté est le signe d’une atteinte au vivant, un appel à résistance. Auprès de la beauté, la résistance, l’existence, le politique se chargent à fond de l’énergie du vivant »[22].

N’est-ce pas à cela que nous aspirons, souvent confusément, parfois avec la brûlure d’une soudaine évidence, en certaines occasions de bonheur, de joie pénétrante que l’existence nous offre encore, bien en dehors du boulot formaté et de sa pression stressante… quand nous savons les accueillir et les goûter ?

Notes

[1] En écologie scientifique, la résilience désigne la capacité d’un écosystème à s’adapter à des événements, des chocs extérieurs, tout en conservant sa structure, son identité et ses capacités de réaction. La résilience faiblit si l’écosystème s’appauvrit en diversité, en modularité et en rétroactions directes.
[2] François Partant, La fin du développement. Naissance d’une alternative ?, éd. Actes Sud/Babel, Arles, 1997 (première édition 1982), p. 27 (souligné par l’auteur).
[3] Lire Christophe Dejours et Florence Bègue, Suicide et travail : que faire ?, PUF, Paris, 2009.
[4] Lire l’enquête dans les milieux professionnels de la grande distribution par Laurence Benhamou, Le grand bazar mondial, Bourin Editeur, Paris, 2005. Enquête très concrète et précise, fourmillant d’exemples du même acabit ou pires.
[5] Sur l’instabilité de la « finance de marché », incapable d’autorégulation à cause du mimétisme concurrentiel à grande échelle, lire André Orléan, De l’euphorie à la panique : penser la crise financière, Ed. Rue d’Ulm/Presses de l’Ecole normale supérieure, coll. « Cepremap », Paris, 2009.
[6] Naomi Klein, La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, éd. Leméac/Actes Sud, Arles, 2008, 671 pages.
[7] Georges Balandier, Le grand dérangement, PUF, Paris, 2005, p. 65.
[8] Lire les contributions d’Yves Cochet, « Pic de Hubbert et décroissance », et de Bernard Rogeaux, « Face à la rareté du pétrole, aurons-nous le temps de trouver des énergies de substitution ? », dans l’ouvrage collectif Quelles ressources spirituelles pour faire face à l’épuisement des ressources naturelles ?, éd. Parangon/Vs, Lyon, 2009.
[9] Cf. Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, éd. du Seuil, Paris, 2007, p. 16-18, et Jean-Marc Jancovici et Alain Grandjean, C’est maintenant ! 3 ans pour sauver la planète, éd. du Seuil, Paris, 2009, p. 28-43.
[10] Sur l’ensemble de la problématique énergie-climat et ses redoutables répercussions économiques et politiques, lire l’ouvrage cité de Jancovici et Grandjean, et ses douze propositions vigoureuses.
[11] Cf. Hervé Kempf, Pour sauver la planète, sortez du capitalisme, éd. du Seuil, Paris, 2009, p. 94-98.
[12] « Le soleil du désert, lumière de l’Europe », Libération du 14 juillet 2009. Objectif visé : fournir 15 % de l’électricité nécessaire à l’Europe en 2050.
[13] Svetlana Alexievitch dans Libération des 19-20 mars 2011.
[14] Du chômage à l’autonomie conviviale, A plus d’un titre éditions, collection « La ligne d’horizon », Lyon, 2007.
[15] Ingmar Granstedt, Gaston Jouffroy, Georges Jacovlev et Marie-France Vaurès, Partage du travail, pluriactivité et organisation de l’environnement local, (étude effectuée pour la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale), ALDEA, juillet 1986.
[16] Peut-on sortir de la folle concurrence ? Petit manifeste à l’intention de ceux qui en ont assez, La ligne d’horizon. Disponible aussi en version électronique gratuite PDF Zippé : 386 ko -- PDF : 1.52 Mo.
[17] AMAP : Association pour la maintien d’une agriculture paysanne, liant consommateurs et producteurs. SEL : Système d’échange local, où une « monnaie interne » remplace l’argent.
[18] Co-édition Ecosociété, Montréal (Québec) et Silence (Lyon), 2010.
[19] Arnold Toynbee, L’Histoire, éd. Elsevier Séquoia, Bruxelles, 1975.
[20] Voir ce très bel exemple de coopération autour du « FabLab » sur les deux sites : www.vigyanashram.com et fab.cba.mit.edu/, l’un en Inde, l’autre aux États-Unis.
[21] Lire Daniel Cérézuelle et Guy Roustang, L’autoproduction accompagnée. Un levier de changement, éd. Érès, Toulouse, 2010.
[22] Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant, L’intraitable beauté du monde. Adresse à Barack Obama, Galaade Editions, Paris, 2009, p. 28-29.

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